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Un visible

Jannie et Frédéric sont des hippies comme on en voyait beaucoup dans les années 70. Ils ont décidé de vivre en Ardèche et d’élever des lapins angoras. Jannie file la laine et Frédéric la colore à l’aide de produits naturels. Toutes les semaines, ils vont au marché vendre leurs écheveaux. Ils font aussi visiter leur ferme aux touristes.

 

La vie est belle et paisible. Ils sont heureux. Jannie attend un heureux événement, elle doit accoucher très bientôt. Elle ne s’est jamais rendue à l’hôpital, le bébé naîtra à la ferme sans l’aide d’un médecin.

 

Le jour de la naissance arrive, Jannie ne met pas au monde un bébé, mais deux. Ce sont de superbes jumeaux pleins de vie. Elle prend l’un des nouveau-nés dans ses bras, et le met au sein. Il tête goulument. Frédéric est émerveillé :

 

-            -    Nous l’appellerons Bienvenu.

 

Pendant ce temps, le deuxième bébé crie et se tortille dans tous les sens, mais ses parents ne le regarde même pas. Il arrive à se hisser jusqu’au sein de sa mère, mais elle ne semble faire aucun cas de lui. D’ailleurs, aucun prénom ne lui est attribué.

 

Au fil des jours, la préférence marquée des jeunes parents pour Bienvenu est de plus en plus évidente. Personne ne s’occupe du pauvre petit jumeau, même les visiteurs ne semblent pas le voir. Seul son frère semble conscient de sa présence. Les deux bébés passent leur temps collés l’un à l’autre. Le petit laissé pour compte a décidé de vivre. Il s’accroche à son frère pour pouvoir être lavé ou nourri. Bienvenu s’habitue à avoir son alter égo pendu à son cou. Bon an mal an, le bébé grandit et il finit même par avoir un prénom donné par son frère : « Ben ».

 

Pour apprendre à marcher, il imite Bienvenu, mais aucun applaudissement ne vient célébrer ses premiers pas. Ben est triste de cet état de fait, mais il finit par en prendre son parti, il en vient même à trouver ça tout à fait normal.

 

Ben et Bienvenu ont de longues discussions tous les deux. Un jour Jannie surprend ses jumeaux en train de se disputer. Ben a décidé de jouer avec la voiture de son frère et Bienvenu n’est  pas du tout d’accord. Le pauvre Ben n’a aucun jouet à lui. Ça pose parfois quelques problèmes.

 

-            -   Bienvenu qu’est-ce-que tu fais ? Tu parles tout seul ?

 

-            -   Mais non, je parle avec Ben, il m’a pris ma voiture !

 

-            -   Mais voyons mon chéri, elle est là ta voiture.

 

-            -   Il ne veut pas me la rendre !

 

Le soir, Jannie décide de parler de l’incident à Frédéric.

 

-            -   Bienvenu parle tout seul, il est persuadé d’avoir un ami qui s’appelle Ben. C’est impressionnant, il semble vraiment parler à quelqu’un, je suis inquiète.

 

Frédéric décide d’observer son fils et constate aussi le comportement étrange de Bienvenu.

 

 

-            -   Nous devrions peut-être l’emmener voir quelqu’un.

 

Jannie s’insurge :

 

-            -   Non, c’est certainement normal, Bienvenu a une vie saine, il doit y avoir une explication.

 

Après quelques recherches, les parents se rendent compte que beaucoup d’enfants s’inventent un ami imaginaire. Frédéric explique à Bienvenu qu’il respecte tout à fait son ami, mais qu’il ne lui parlera pas. Cet ami vit dans l’esprit du petit garçon.

 

-            -   Mais non papa, Ben est mon frère !

 

-            -   Si tu veux mon loulou, c’est ton frère.

 

Au fil du temps, l’attitude de leur entourage s’explique. Personne ne parle à Ben, personne ne se soucie de lui, personne ne semble même s’apercevoir de sa présence. Les deux petits garçons se rendent à l’évidence : Ben est invisible à tous, sauf à son jumeau !

 

Jannie et Frédéric ont décidé d’instruire leur fils à la maison, mais à l’âge d’entrer en sixième, Bienvenu est envoyé en pension à Privas. Ben part avec lui, et les jumeaux suivent leur scolarité ensemble. Même si Ben vit dans l’ombre de son frère et qu’il n’a pas d’amis propres il joue à ses côtés. Pour les évaluations, Ben peut aller lire les corrigés directement sur le bureau du professeur, ce qui permet à Bienvenu d’avoir les meilleures notes de la classe. Les deux garçons deviennent universitaires, et  si Ben n’obtient officiellement aucun diplôme, il a les mêmes connaissances que Bienvenu.

 

Les deux frères ont un accord, Bienvenu reste seul quand il est en compagnie d’une fille. Ben se faufile dans la chambre de celle qui lui plaît, et sa vie amoureuse est finalement assez réussie. Les filles rêvent qu’elles ont fait l’amour avec l’amant parfait, et elles se réveillent sans réaliser que Ben était vraiment dans leur lit.

 

Un jour, Bienvenu crée sa propre compagnie : « Bienvenu et frère », ses parents ne disent rien, mais ils se rendent compte que l’ami imaginaire de leur fils est toujours là. Pourtant le jeune homme est brillant et il semble très équilibré, ils décident de ne pas s’inquiéter davantage. Ben et son jumeau sont devenus traders, c’est un parcours assez étonnant pour des fils de hippies, mais les enfants prennent souvent des routes assez différentes de leurs parents. L’entreprise est florissante, Ben se faufile partout et Bienvenu profite impunément de délits d’initié. Les gens se bousculent pour placer leur argent entre leurs mains.

 

Bienvenu s’achète de belles voitures et il a un superbe appartement à Paris avec une vue sur la Tour Eiffel. Tout va pour le mieux mais, en partant en weekend à Deauville, il rate un virage et se tue. Ben n’était pas avec lui ce jour-là, il apprend la nouvelle à la radio.

 

 Le pauvre garçon laisse des instructions écrites à la secrétaire pour les obsèques. Celle-ci  regarde la lettre incrédule et la range dans un tiroir. Ben est inconsolable, il ne mange plus, il ne dort plus, il n’a plus goût à la vie.

 

Ses parents viennent dans l’appartement de Bienvenu pour récupérer des affaires. Ben y habite aussi. Comment va-t-il faire pour vivre sans son frère, sans la partie visible de lui-même. Il sourit à ses parents, ils ont vieilli, il les aime même si il n’a jamais reçu d’affection en retour.

 

Tout à coup une chose incroyable se produit. Sa mère le regarde avec un sourire triste et son père le prend dans ses bras en disant :

 

-               -   Ben mon chéri comment vas-tu ? Nous sommes contents de te voir.