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Je n'aurais pas dû y aller

Dans ma boîte aux lettres, je trouve une enveloppe blanche, le papier est gaufré, l’écriture élégante et fine. A l’intérieur se trouve probablement un bristol. J’ouvre avec précaution cette jolie lettre à l’aide d’un coupe-papier.

Le 15 Mars 1814  se tiendra notre réception séculaire. C’est avec une immense joie que nous vous accueillerons à cette occasion.

Cette cérémonie se tiendra au sein du Château de Mortemer, cadre tout à fait approprié à cette célébration.

Nous comptons sur votre présence à partir de 20 heures. Tenue de soirée exigée.

Merci de nous confirmer votre participation par le biais d’un billet retour avant le 30 Janvier 1814.

Dans l’attente de vous voir,

Bien cordialement,

Comte Philibert de Mortemer

 

Je ne connais personne de ce nom. Une cérémonie séculaire, ça doit être quelque chose ! Ils se sont trompés sur l’année visiblement. Aller à une soirée dans un château ? Pourquoi pas. Je vérifie le nom sur le carton d’invitation, c’est bien de moi qu’il s’agit, il n’y a pas d’erreur. Une petite voix dans ma tête me dit :

-       N’y va pas pauvre gourde, c’est une erreur, pourquoi veux-tu qu’un comte t’invite ?

Et pourquoi pas après tout ?

 

Le 15 Mars je suis prête. J’ai choisi une longue robe noire avec un joli décolleté, le noir c’est distingué et discret. Je ne veux pas me faire trop remarquer. J’ai ressorti de l’armoire la cape en vison de ma mère, une paire de stilettos et me voilà prête ! Un sautoir en perles complètera ma tenue.

Je programme l’adresse sur le GPS et me voilà partie ! Après 50 kilomètres de route nationale, la voix énervante de ma machine me dit de prendre un chemin sur la gauche. Je m’enfonce dans les bois. J’espère que je ne vais pas avoir un accident, il fait nuit.  Après une dizaine de kilomètres il faut tourner dans un chemin forestier, ma voiture va être couverte de boue ! Je n’aurais peut-être pas dû y aller.

-       Tu as l’air malin dans la bouillasse avec ta robe du soir, tu es ridicule ma pauvre fille, tu vas arriver couverte de terre à ta soirée !

Tout au bout  un château médiéval apparaît au milieu des arbres. Il est lugubre avec des tours, brrrr, pas bon tout ça !

-       Si tu veux mon avis, ça sent la grosse galère, tu t’es faite avoir, c’est une plaisanterie, on dirait un décor de film d’horreur.

 

Un type chauve et bossu habillé en redingote me fait signe d’aller me garer sur un parking caché derrière des fourrés. Le parking est absolument vide.

-       C’est la famille Adams ma parole ! Tu vois il n’y a personne, ils vont te piquer ta voiture et te zigouiller, personne n’entendra plus parler de toi.

Le bonhomme bizarre ferme une grille qui me sépare de ma voiture, il m’emmène près d’un ruisseau, il n’y a pas de pont levis, il va falloir monter dans une barque. Je ne sais pas si je dois le suivre.  Mes talons n’ont pas aimé le chemin couvert de gravillons, ma robe longue et mes collants n’aiment pas l’embarcation.

 

Le valet ne dit pas un mot et ne répond pas à mes questions, il ne me regarde même pas. Si je veux partir, je vais forcément me faire remarquer, il faudra que j’arrive à convaincre ce demeuré de me ramener de l’autre côté du ruisseau, ça ne va pas être simple ! Je n’aurais pas dû y aller !

-       Tu es faite comme un rat !

Une énorme porte en bois munie de rivés en cuivre, s’ouvre en grinçant. Le domestique étrange referme derrière moi avec une clé gigantesque.  Je suis prise au piège !

Au bout d’un couloir sans fin mon hôte se présente enfin. Sa voix est caverneuse, il est habillé avec un costume noir, ses cheveux couleur corbeau arrivent jusque sur ses épaules.

-       Bonsoir, je vous attendais.

-       C’est le Comte Dracula, MDR.

 

La salle est décorée de bougies allumées, visiblement il n’y a pas l’électricité. Au fond de la pièce il y a un feu de cheminée, c’est le seul aspect chaleureux, même le rouge des tentures est inquiétant.

Une table est dressée près du feu. Il n’y a que deux couverts…

-       Je pensais qu’il y aurait d’autres invités.

-       Ma chère votre compagnie vaut bien la présence d’une centaine d’invités !

-       Ben voyons ! Tu ne vois pas que c’est bizarre ?

Je n’aurais pas dû y aller ! Je me sens comme une souris entre les pattes d’un chat.

Les plats se succèdent : boudin noir en entrée, canard au sang et oranges sanguines, les verres se remplissent régulièrement d’un vin couleur rubis.

 

C’est un vampire ! Je n’aurais pas dû y aller !

-       Je t’avais prévenue !

 

-       Vous avez l’air tendue, quelque chose ne va pas ?

-       J’ai la tête qui tourne, je ne me sens pas très bien.

-       C’est le vin, il vient d’Espagne il est peut-être trop alcoolisé pour vous, vous paraissez si délicate. Votre teint est bien pâle, voulez-vous vous allonger ?

-       Comme par hasard !

 

Je suis trop bête décidément, je me suis faite avoir comme la dernière des imbéciles ! Soudain ma vue se brouille et je m’évanouis non sans avoir vu la tête du comte se pencher dangereusement vers moi, sa bouche est ouverte et ses canines immenses se rapprochent de mon visage.

Quand je me réveille, il fait grand jour. Je regarde autour de moi, je suis dans mon lit, dans ma chambre, dans ma maison. Ouf ! Tout va bien, ce n’était qu’un mauvais rêve. La petite voix qui me fait tourner en bourrique a disparu, quel soulagement !

Je vais dans la salle de bain et je me regarde dans le miroir. Deux petits points rouges sont visibles sur mon cou.

-       Je n’aurais pas dû y aller !!!

 

Je suis un souvenir

Il fait beau, le ciel est bleu, le soleil chauffe ma peau, les oiseaux chantent. On se sent tellement bien quand l’été revient. Les tenues vont redevenir légères, le jardin va éclater de couleurs.

 

Mais soudain, une sueur froide m’envahit, j’ai envie de vomir, le jardin tourne, je tombe.

 

Je me retrouve à l’hôpital. Ce doit être grave, des tuyaux sont branchés un peu partout, ma famille est là, certains ont pleuré. Mes pauvres petits loulous, je ne veux pas qu’ils soient tristes, je ne souffre pas.

J’ai peu de sensations, j’ai peut-être un peu froid mais j’ai toujours été frileuse. Ma fille a pris ma main droite, et mon fils la gauche, je voudrais les rassurer mais je n’ai pas la force de parler. Je vais peut-être mourir,  oui, ils ont peur que je meurs. C’est un peu tôt, je ne voyais pas les choses  comme ça, je pensais accident, souffrance, sang … Que m’est-il arrivé je me portais bien, est-ce que j’ai été empoissonnée ?

Pourquoi est-ce que c’est maintenant, je suis trop jeune, j’ai encore plein de choses à faire. Mes enfants ont encore besoin de moi, que vont-ils devenir ? J’ai peur pour eux. Bizarrement je n’ai pas peur de la mort, j’ai peur de la vie sans eux, sans moi.

 

La maison va être impossible à garder pour eux, ils vont être obligés de  la vendre. Où vont-ils habiter ? Avec quoi vont-ils vivre, ils ne gagnent pas encore assez pour tout assumer. Ils sont tellement perdus, ils ont tout le temps besoin de conseils. Qui va les câliner, leur faire à manger ? J’aurais aimé les voir mariés avec des enfants et une belle situation, c’est trop tôt ! Je ne sais pas ce qui m’attend de l’autre côté, c’est vers la vie que je veux aller, pas vers la mort cette inconnue. Que va-t-il se passer ? Vais-je voir le grand tunnel dont tout le monde parle ? Vais-je retrouver mes parents, ma grand-mère, mes tantes, mes cousins ? Je serais heureuse de les revoir, mais je n’ai aucune certitude. Et s’il n’y avait rien ! Ici j’ai tout, mais de l’autre côté, qu’est –ce qui m’attend ?

 

Je rends mon dernier souffle

 

La vie ne peut se produire que si la mort est là. Je suis morte mais combien de personnes sont mortes avant moi, et combien mourront après moi. Si je meurs, ça veut dire que des bébés vont naître, c’est le cycle de la vie. Chaque nouveau né est condamné à mort, il ne sert à rien de lutter contre ça. Il continue à faire beau, le ciel est toujours bleu, le soleil chauffe, les oiseaux chantent. On se sent tellement bien quand l’été revient. Les tenues vont redevenir légères, le jardin va éclater de couleurs.

 

Inspiré de la chanson d'Alex Beaupain

Johnny be good

Johnny est grand, costaud, et très en colère contre sa femme.

-       Regarde-toi ! Toujours en train de lire ! Est-ce que je lis moi ? Je rentre du gratin, et t’es toujours là assise sur le canapé ou à ton bureau. Parce que madame a un bureau maintenant !

Sa femme le regarde à peine. Tous les jours c’est la même sérénade, Johnny ne supporte pas qu’elle étudie pour avoir une meilleure situation. Ils se sont mariés jeunes, très jeunes, il était beau Jojo, c’était le plus baraqué de la bande, mais il est resté un peu brut. Angélique, elle, a évolué, elle ne voulait pas rester standardiste toute sa vie, elle a passé des diplômes, et, maintenant elle va suivre des cours à l’université.

 

-       Qu’est-ce qu’on en a à foutre des diplômes, tu peux m’le dire ? Est-ce que j’en ai moi ? Et j’gagne plus de maille que toi, pauvre pomme !

 

C’est toujours le même refrain, Johnny ne voit pas plus loin que le bout de son nez. C’est sûr qu’il gagne plus qu’elle, mais c’est surtout grâce à son job de sosie du chanteur. Tous les soirs il s’habille avec des paillettes, il prend sa fausse guitare et il va chanter « Que je t’aime » en play-back au « Pirate », la boîte de nuit à la mode. Ses parents l’ont appelé Johnny comme Hallyday, il a écouté ses chansons pendant toute son enfance, et maintenant il se prend pour lui, c’est pathétique… Heureusement que sa femme n’a pas suivi le même chemin, ses parents étaient fans d’ « Angélique Marquise des anges ».

Angie prend bien soin de l’appartement, elle fait la cuisine, les courses, le ménage, tout ça en plus de son travail. Elle ne veut pas que son mari lui reproche de négliger leur foyer, mais ça ne suffit pas, il veut qu’elle arrête d’étudier.

-       J’arrive même pas à lire les titres de tes bouquins ! Comment qu’tu peux t’intéresser à des conneries pareilles ! Y’a même pas d’images !

Mais la jeune femme a trouvé un article intéressant :

-       Tiens regarde, il y a des mines d’or au Sénégal. Il paraît qu’on peut gagner plein d’argent en allant là-bas.

 

-       Des mines d’or ! Ma pauv’ fille tu délires !

 

-       Non, je t’assure, regarde, tu peux acheter des concessions, les gens du coin travaillent pour toi et tu les payes trois fois rien, après tu empoches les bénéfices.

 

 

Chercheur d’or ! Voilà un métier qui a toujours fait rêver Jojo. Il se voit déjà avec une grande écuelle, au bord d’une rivière, avec son chapeau de cowboy et ses santiags, le visage buriné par le soleil.

-       Ce sont des mines, rien à voir avec l’or qu’on trouve dans les cours d’eau. C’est beaucoup mieux, quand tu trouves un filon, ta fortune est faite !

 

-       Oui mais c’est dégueulasse, tu veux qu’j’aille exploiter des pauv’z’ Africains ?

 

-       Mais non, mon Johnny, tu les payes assez pour qu’ils aient une bonne vie dans leur pays, mais par rapport à nos salaires c’est peanuts !

 

-       Ouais, ben j’ai du taf moi ici, j’ai même deux boulots, alors quand est-ce qu’c’est-y que j’vais aller dans les mines ?

 

-       Pendant tes vacances mon amour !

 

Angélique pousse ses livres et fait une place à Johnny. Elle le prend par le cou.

 

-       Tu sais qu’il faut que je travaille pour mes examens. Tu pars te dorer la pilule au soleil pendant cinq semaines, et tu reviens plein aux as.

 

-       Tes examens ! On croirait qu’tu vas à l’hosto.

 

L’image d’Indiana Jones se superpose à celle du cowboy près de la rivière.

 

-       Remarque, pourquoi pas, après tout. J’aime l’aventure.

 

Il se met à fredonner « l’Aventure c’est l’aventure »

-       Elle est pareille à l’amur, elle est à moi pur tujurs… T’as raison mon Ange, j’vais partir, tu restes dans tes bouquins, et je reviendrai te couvrir d’or, comme ça, tu m’foutras la paix avec tes conneries d’études.

 

 

Angélique a acheté le billet d’avion de son mari, elle a trouvé un contact au Sénégal, par un biais pas vraiment légal, et bye bye Johnny !

 

Quelques temps plus tard, l’ambassade de France l’appelle pour lui annoncer le décès de son mari. Il a été attaqué par des voleurs qui avaient appris qu’il avait trouvé un super filon.

La jeune femme repose le combiné, elle se rassoit sur le canapé au milieu de ses lectures, et soupire en pensant à ce qu’elle va bien pouvoir faire de tout cet or que Johnny a eu le temps de lui faire parvenir avant de mourir. Elle se rappelle du film un taxi pour Tobrouk où l’un des personnages dit : « un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche », et elle marmonne avec un petit sourire :

 

 

-       C’est pas faux…

Le joli petit canard

Bella et Calixte viennent d’avoir un magnifique bébé. Ils le nomment Hussein qui veut dire « beau » en arabe.

 

-       Cet enfant est tellement parfait, s’exclame sa mère. On ne peut que l’appeler ainsi.

-       Regarde ses yeux, il a l’air très intelligent. Je suis tellement content d’avoir un fils comme toi mon petit, dit le père en prenant son petit dans les bras.

 

Hussein s’endort dans son berceau immaculé. Sa marraine la fée apparaît dès que les parents ont quitté la pièce, elle se penche sur le petit trésor.

-       Tu es très beau Hussein. Je sais que tu es particulièrement intelligent et que tu seras déterminé. En fait, tu as toutes les qualités dont on puisse rêver pour son enfant.

 

Pourtant quelque chose me tracasse, j’ai peur que tu ne deviennes bien vaniteux, et que cela te nuise dans l’avenir. Je vais t’affubler de pieds palmés de canard, ainsi cela te mettra au niveau des autres. Nous verrons bien  comment tu t’accommoderas de ce léger handicap.

 

Le lendemain matin, les parents  découvrent avec effroi la « légère » transformation qui s’est opérée sur Hussein pendant la nuit.

 

-       Mon Dieu, quelle horreur ! Crie Bella. Que s’est-il passé ?

Elle regarde avec désespoir son nouveau-né qui gigote sur la table à langer. Il est toujours aussi mignon, mais au bout de ses petites jambes potelées, il y a deux grands pieds palmés orangés comme ceux de Donald Duck. Calixte accourt pour constater la catastrophe.

 

-       C’était trop beau, notre fils était trop parfait ! Qu’allons-nous faire Bella ?

 

-       C’est notre fils, et quelle que soit la difformité dont il peut être affublé, je l’aime.

 

 

-        Moi aussi je l’aime, mais pense à son avenir.

 

-       Appelons le médecin, il aura peut-être une solution.

 

-       Il va rire, notre fils est complètement ridicule.

 

-       Qu’il ose rire de mon fils devant moi ! Déclare Bella d’un air farouche.

 

Après avoir examiné Hussein le médecin annonce consterné, qu’il faudra attendre la fin de sa croissance pour pouvoir intervenir. Pour les années qui viennent,  il faudra qu’il supporte ses pieds « canardesques ».

 

Une des premières difficultés à laquelle le petit garçon est confronté est le choix des chaussures. Il doit porter des souliers ridiculement larges, et doit garder les pieds couverts hiver comme été. Les quolibets sont quotidiens :

 

-       Pattes d’éléphants !

Les enfants qui se moquent de lui ne sont pas les meilleurs en Sciences et Vie de la Terrre, ni en aucune autre matière d’ailleurs.

 

-       Attrape-moi si tu peux !

Hussein a du mal à courir, les palmes ne sont pas idéales pour marcher sur terre. Dans l’eau, il est le meilleur. Mais comment aller à la plage ou à la piscine sans découvrir ses extrémités ? Il doit se contenter de jouer seul dans le bassin familial pendant les vacances chez ses grands-parents. 

 

A l’adolescence son infirmité est encore plus dérangeante. Comment séduire une fille avec des pieds palmés ? Comment suivre la mode quand on doit porter des chaussures orthopédiques et pas les baskets qu’on voit dans les publicités ? Sa première expérience sexuelle est une catastrophe, il refuse d’enlever ses chaussures.  Pourtant, il est toujours aussi séduisant notre Hussein. Il a un physique de top model jusqu’aux chevilles. Une fois à la bibliothèque, il a séduit une étudiante charmante. Mais dès qu’il s’est levé, elle a posé les yeux sur ses pieds et a prétexté un rendez-vous urgent à l’autre bout du campus.

Pourtant, il est supérieurement intelligent,  il réussit tous ses examens, et est promis à un très bel avenir, que faire de ces pieds monstrueux ?

 

Que décidera-t-il quand il va deviendra adulte ? Trois choix s’offriront à lui :

Il décidera de se faire opérer comme ses parents l’ont toujours encouragé à  le faire dès que sa croissance sera terminée. Il souffrira des semaines entières, devra enchaîner les séances de rééducation, et aura toujours les articulations des pieds raides.

Il se repliera sur lui-même et va vivra sur une île déserte, où personne ne se moquera plus de lui. Mais la solitude sera pénible pour cet homme gentil et sociable.

Il se révoltera contre cette société qui ne l’accepte pas, et entrera dans une organisation terroriste où il s’occupera d’organiser des attentats.

Hussein a choisi une quatrième voie, celle d’accepter son handicap et de le transformer en atout. Il devient champion de natation ! A lui les titres olympiques, les médailles d’or aux championnats du monde et les podiums.  Il décroche un contrat publicitaire faramineux et  lance une ligne de chaussures colorées : les « palmasses ». Aux dernières nouvelles il était ministre des sports et projetait de se présenter aux élections présidentielles.

Ses parents sont fiers de lui, il est marié à une femme charmante, ils ont trois enfants avec des pieds de canard, il paraît que c’est un gêne dominant.

 

 

 Image par Knitspirit

Jour de pluie

Il pleut. Mon amoureux est parti à la chasse, je ne sais pas quand je le reverrai. Impossible de sortir aujourd’hui. Dans un coin de notre habitation, il y a un petit espace à l’abri des regards, où la pluie tombe. Des petits cailloux blancs tout ronds recouvrent le sol, et l’eau s’évacue vers l’extérieur, grâce à  une pente douce.

 

 Je vais m’y asseoir avec mon dernier né. Il fait chaud, le soleil est haut dans le ciel, c’est la saison des fruits. Nous enlevons nos vêtements pour ne pas les mouiller. L’eau noire qui coule de nos corps forme une rigole qui court entre les pierres. Je frotte mon bébé avec des feuilles veloutées. Il rit en voyant la pluie tomber, il me regarde d’un air étonné. Il tend sa main potelée vers les gouttes, et la retire en poussant des cris. 

 

Cela fait presque un mois que nous n’avons pas eu d’averse, il était temps que la sècheresse cesse. Une petite flaque s’est formée, elle est à la taille de mon enfant.  Je l’y installe en maintenant sa tête, il frappe avec ses petits bras et ses petites jambes. Quel bonheur d’avoir un bébé aussi beau. C’est une petite fille, elle nous ressemble à tous les deux. Elle a l’arcade sourcilière proéminente de son papa, et une très forte mâchoire comme moi. Elle est déjà très costaude, ses mains et ses pieds sont énormes. Elle a de grands yeux bleus et pousse des grognements sympathiques.

 

L’autre jour, nous avons rencontré une autre tribu, ils sont grands, fins et leurs enfants sont minuscules. Les pauvres, comme ils doivent être inquiets pour eux ! Mon cousin est tombé amoureux d’une de leurs femmes. Je ne sais pas ce que ça va donner. Elle a l’air gentil mais elle est si chétive ! S’ils ont des enfants j’espère qu’ils ressembleront à leur père.

 

Théodore  s’approche du puits de lumière, il dégage avec soin les deux superbes crânes des squelettes qu’il a retrouvés, certainement une mère et son enfant. Peut-être  ont-ils été surpris par la foudreà moins qu’ils soient morts de faim ou de froid. Ils sont blottis l’un contre l’autre. Théodore vient d’être père et il est ému devant cette scène qui pourrait se passer de nos jours. Il pense à sa petite fille, et essuie une larme en touchant la main d’Ella, la petite néandertalienne.

 

 

 Photo par louise garin

Le jour où j'ai découvert que le Père Noël n'existait pas

J’ai 4 ans. J’adore cette période de l’année, les magasins ont installé les décorations de Noël dans les vitrines. Il fait nuit de bonne heure alors les rues s’illuminent de mille feux.

Le sapin artificiel est installé dans la salle à manger/salon, j’ai aidé ma mère à le décorer, il est magnifique, il est de toutes les couleurs.

 

 C’est les vacances, mon amie Chantal est venue passer l’après-midi à la maison. Sa mère travaille, alors elle reste toute seule chez elle. Elle est grande, elle a six ans. C’est tout de même un peu triste de ne pas avoir sa maman, c’est une drôle de femme, elle laisse sa petite fille toute seule.

-       C’est bientôt Noël, qu’est-ce que tu as commandé au père Noël ?

Chantal ne répond pas.

-       Tu as écrit ta lettre ?

 

Mon amie me regarde d’un air désolé.

 

-       Mes parents m’offrent un landau avec une poupée.

-       Tes parents t’offrent aussi un cadeau ?

Chantal est embarrassée.

-       Je vais te dire quelque chose mais tu ne dois pas le répéter. Ta mère ne veut pas que je te le dise.

C’est bizarre, Chantal et ma mère partagent des secrets ! C’est ma maman à moi, qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

-       C’est quoi ton secret ?

Chantal hésite :

-       Non je ne peux pas te le dire, je vais me faire gronder.

C’en est trop, je veux savoir. Qu’est-ce que c’est que toutes ces cachoteries ? Je suis jalouse que Chantal et ma mère parlent derrière mon dos !

-       Le père Noël n’existe pas, ce sont les parents qui achètent les cadeaux.

C’est impossible, ma mère ne peut pas me mentir.

-       Pourquoi est-ce qu’ils feraient ça ? Ça n’a pas de sens !

-       Ils font ça pour nous faire plaisir.

 

Pour nous faire plaisir ?!? On me dit tout le temps de ne pas mentir, et là, ma mère qui est parfaite, me ment, et pour me faire plaisir en plus !

 

-       Ca n’est pas vrai ce que tu dis, il passe chez mes tantes, elles m’envoient des colis avec les cadeaux qu’il a déposé chez elles !

 

Elle raconte n’importe quoi cette Chantal ! Pourtant elle est tellement sérieuse que ma confiance est ébranlée.

 

-       Ce sont elles qui t’achètent les cadeaux.

C’en est trop ! Je cours voir ma mère. Je suis rouge de colère.

-          Chantal m’a dit que le père Noël n’existait pas, tu m’as menti !

 

Mon amie se tient derrière moi, elle se cache un peu derrière la porte.

 

Ma mère aussi rougit de colère.

 

-          Tu lui as dit ! je t’avais dit de te taire ! Elle est trop petite pour savoir ça, elle n’a que 4 ans ! Rentre chez toi maintenant, tu n’es pas gentille.

Je suis révoltée ! Ma mère est une menteuse et elle se fâche contre Chantal qui, elle au moins, ne me prend pas pour une idiote !

Chantal rentre chez elle dépitée.

Je ne parle plus à ma mère, elle ne m’a pas fait confiance. Quand je pense à toutes les fois où j’ai parlé du Père Noël ! Ils devaient bien rigoler tous  ces adultes autour de moi !

Pourquoi est-ce que les adultes font ça ? Pourquoi prendre les enfants pour des imbéciles ? J’ai déjà remarqué qu’on me disait :

-Tu comprendras plus tard.

-Tu sauras ça quand tu seras plus grande.

Je veux savoir les choses maintenant ! Si je ne comprends pas, on verra bien. Je vais à l’école, je ne suis plus chez les petits et on me traite comme si j’étais un bébé !

Ma mère a l’air vraiment désolée :

-Je suis fâchée contre Chantal, je ne comprends pas pourquoi elle a dit ça, il existe le père Noël, puisqu’il passe tous les ans et qu’il t’apporte des cadeaux.

Je n’en crois pas mes oreilles ! Elle continue à me mentir ! Pourquoi est-ce que ma copine m’aurait raconté des histoires ?

-Elle est jalouse c’est tout ! On en parle partout du père Noël, à la télévision, dans les livres…

Ma mère remet  le doute dans mon esprit. J’aimerais bien qu’il existe, il a l’air gentil. Je sais que les pères Noël des magasins sont faux, il y en a à tous les coins de rue ! Mais je pensais que le vrai descendait du ciel le 25 Décembre.

Je vais mener mon enquête. Dès le lendemain, j’entends ma mère parler avec son amie Pierrette qui vient prendre le café tous les matins.

-Chantal lui a dit que le père Noël n’existait pas, la petite machine, elle aurait pu se taire, ils sont tellement mignons quand ils y croient !

-Janine voyons, elle l’aurait su un jour ! C’est fait. Mais il ne faut pas qu’elle le dise à sa sœur !

-Tu as raison ! Elle n’a qu’un an mais elle comprend tout !

On conspire derrière mon dos ! On parle de moi et de mon ignorance ! J’avais raison, on se moque de moi, on me prend pour une petite, on m’assimile à ces moutards qui ont la morve au nez !

Quelques jours plus tard, je vais chez ma cousine Nelly qui a 9 ans. Elle est vraiment grande et je peux lui faire confiance.

-Je sais que le Père Noël n’existe pas.

- Si il existe.

Ah non ! Elle ne va pas s’y mettre aussi !

-Non je sais qu’il n’existe pas, Chantal me l’a dit. Je ne suis plus un bébé maintenant,  tu sais !

Nelly me regarde incrédule,

-Ben non il n’existe pas. Mais ils sont gentils nos parents, ils nous achètent des cadeaux.

Je n’avais pas pensé à ça. C’est vrai qu’ils sont gentils. Et mes tantes, et les amis de mes parents ! En tous cas maintenant j’ai la preuve qu’on m’a bien raconté des histoires.

 

En rentrant à la maison je suis fière de dire à ma mère que Nelly m’a confirmé que le gros bonhomme rouge était bien une histoire à dormir debout.

Ma mère est découragée :

-Elles ont raison, le père Noël n’existe pas, mais il ne faut pas le dire à ta petite sœur, c’est une belle histoire que les parents racontent à leurs enfants. Ça fait partie de la fête. Si tu lui dis, je serai très fâchée !

Et voilà ! On veut que je devienne complice de leur mensonge ! Je dis oui à ma mère, mais mes yeux lui montrent que je ne laisserai pas ma petite sœur se faire prendre pour une imbécile. Je vais me charger de son éducation, je lui dirai tout ce que je sais, puisqu’on ne peut pas compter sur les grands.

Après cette révélation, quand Noël arrive, rien n’est plus pareil. Je pars me coucher en sachant que mes parents vont déposer les cadeaux au pied du sapin. Où les cachent-ils ? L’appartement n’est pas très grand. Quand les déposent-ils ? Je ne les entends pas se lever très tôt. J’essaie de les surprendre mais ça ne marche pas.

Un jour, j’ai 9 ans, ma mère me dit,

-Ta sœur est couchée, tu vas m’aider à mettre les cadeaux autour du sapin.

 

La magie est vraiment finie, il n’y a plus de mystère. J’ai essayé de dire à ma sœur que le père Noël n’existait pas mais elle ne m’a pas cru. Je suis triste.

 

Quand ma fille est née, je me suis posé la question :

 

-Vais-je lui faire croire au Père Noël ?

Moi aussi, je lui ai raconté la merveilleuse histoire.

A l’âge de 4 ans, son amie Marie-Sophie a vendu la mèche. Ma petite puce est arrivée dans le salon, rouge de colère, les poings sur la taille :

-Marie-Sophie m’a dit que le père Noël n’existait pas, tu m’as menti !

 

FB arielleffe

Journée ordinaire à la piscine

Il est dix heures j’arrive à la piscine de la plage. C’est le début de la saison, elle n’est ouverte que quatre mois par an, aux beaux jours. Comme chaque année quelques travaux ont été faits, de nouveaux employés ont été embauchés.

A l’arrivée l’accueil n’est pas très chaleureux, une pancarte sur le comptoir devant l’employée dit :

« Montrez votre carte à chaque fois, même si vous venez tous les jours ! »

C’est bien ce que j’avais l’intention de faire « venir tous les jours ».  Fini le temps où on discutait avec Gigi ou Fanfan, de la pluie et du soleil, ou des enfants qui avaient grandi. Maintenant, plus de familiarité, il faut se dire que les nouveaux ne vous reconnaîtront jamais, et qu’ils devront vérifier que votre photo sur la carte corresponde à votre visage en vrai. Vu la tête que je fais sur le petit bristol, je risque de ne pas entrer souvent et au prix de l’abonnement ça va me faire une entrée chère.

Allez, mon faciès patibulaire n’a ému personne, je suis entrée. Sur la porte des vestiaires un nouvel écriteau :

« Chaussures interdites ! »

Je m’en doutais un peu, nager en chaussures ne doit pas être très pratique. Je regarde mes nouvelles plateforme shoes que je viens d’acheter en solde. Non décidément ils ont raison pour nager ça ne va pas le faire.

Avant de sortir des vestiaires, nouvel écriteau, ce sont des maniaques de l’affiche ma parole !

« Maillot obligatoire »

Ben voyons, je vais aller nager à poil avec mes chaussures, ça sera sûrement sexy mais je risque de me faire drôlement remarquer.

Un petit détour aux WC s’impose avant de faire mes longueurs.

« Toilettes boucher »

De mieux en mieux et pour les enseignants il y a des toilettes ?

Je sors et j’arrive près des bassins, il y a un soleil splendide et peu de monde, il est encore  tôt. L’eau est délicieuse, je commence mes longueurs, le bassin de 50 mètres est idéal. J’essaie de doubler un vieux monsieur qui nage la brasse devant moi. Il est tellement lent que je me demande comment il flotte, impossible de le doubler il nage en diagonale, j’arrive à feinter et à le dépasser par la droite. Il a la bouche ouverte en permanence, les yeux fermés, il semble mort. Serait-il possible que le courant occasionné par les autres nageurs le fasse se déplacer ? Je regarde autour de moi, sur la plage un petit bonhomme maigrichon avec l’air malade, affublé d’un sweat shirt rose trop grand pour lui semble bricoler une fenêtre. Sur son dos est inscrit :

« Lifeguard »

Je suis sûre qu’il essaie de garder le peu de vie qui lui reste pour lui, il ne sera d’aucune aide à mon nonagénaire.

Je dépasse les papoteuses en palmes et planches et les vieilles dames qui marchent dans l’eau avec leurs ceintures spéciales.  Quand soudain une tornade me double, un groupe de nageurs avec des plaquettes aux mains me poussent littéralement de ma ligne d’eau. Ils doivent s’entraîner pour les prochains jeux olympiques de leur imagination, et pour eux, la natation c’est du sérieux.

Je sors de l’eau, j’ai nagé un kilomètre, je mérite bien un sandwich et  un café. Sur la porte du club house nouvel écriteau, le malade de l’affiche a encore frappé !

« Maillot interdit ! »

Je jette un coup d’œil à l’intérieur, personne n’est nu, j’entre donc en attendant une remarque quelconque quant à ma tenue. Rien, on me sert comme si tout était normal. Ouf, je ne me voyais pas enlever mon maillot pour déjeuner.

Je retourne sur la plage où ma serviette m’attend. Je croise toutes sortes de phoques et de baleines qui ne vont jamais dans l’eau mais passent leur temps à se faire bronzer voire cuire au soleil. De temps en temps quand le soleil tape trop ils vont rincer leur sueur et leur huile à bronzer dans l’eau javellisée de la piscine :

« Elle est rien froide aujourd’hui ! »

Et oui Madame elle n’est qu’à 27 degrés pas assez pour vous faire bouillir avec un bouquet garni !

Une femme avec des gants de toilettes en guise de seins qu’elle exhibe à tout le monde demande à son mari :

« J’ai soif est-ce que tu crois que je dois boire ? »

Son mari à mon grand étonnement ne l’envoie pas balader, il lui fait un cours sur la façon de boire, et en quelle quantité pour que ce soit plus efficace. Elle l’écoute bouche bée, comme si il lui expliquait la théorie de la relativité.

« Je t’ai dit que tu ne devais pas nager ! » Lui dit encore le mari d’un air de maître d’école,

« Je t’ai montré les mouvements pendant tout l’hiver, mais si tu nages cet été tu vas prendre de mauvaises habitudes. Je t’observais tout à l’heure, tu faisais n’importe quoi, je t’ai dit de sortir du bassin parce que tu gênes tout le monde ! »

Vu la largeur et le peu de monde qu’il y a dans l’eau je ne sais pas qui elle gênait, mais cette femme écoute son mari avec admiration, et si il lui disait de suivre à la lettre toutes les indications présentes sur les affiches, elle le ferait sans hésiter. Je suis à deux doigts de le suggérer au mari pour rire un peu.

Au bord de la piscine un homme apprend à son fils à plonger. Il a une rougeur étrange sur la jambe gauche. Le rouge semble bordé d’un trait noir. Je m’approche discrètement, mes yeux de myopes ne me permettent pas de voir ce que c’est. En fait il s’agit d’un tatouage ! Il semble que ce soit une grosse bête… Mais oui bien sûr c’est un homard énorme qui est dessiné sur toute la surface de son mollet. Visiblement il est cuit à point. Un homard cru aurait ressemblé à un gros scorpion grimpant le long de sa jambe, là, il ressemble plutôt à une publicité vivante pour une poissonnerie, « amenez- moi la mayonnaise ! »

Je me retourne vers mon sac pour prendre un magazine, ma voisine d’à côté arrange sa serviette en me présentant un postérieur énorme partagé en son milieu par la mince ficelle d’un string. Le surveillant de bassin me regarde avec un clin d’œil et me dit :

« Un vrai calendrier de routier ! »

Au loin j’aperçois mes amis qui arrivent. C’est ça aussi la piscine de la plage, un endroit où on rencontre des amis.

Demain je reviens faire mes longueurs, la saison commence !

 

Une journée particulière

7 heures, le réveil sonne. Il est trop tôt ! Pourquoi cette machine me harcèle-t-elle dès le matin ? Debout !

 

Je m’assieds au bord de mon lit, et quelque chose a changé, mes cuisses sont énormes, velues, mes pieds sont énormes aussi. Je regarde mes mains, elles sont recouvertes de longs poils noirs.

 

Je me lève d’un bond. Quelque chose me gêne entre les jambes. C’est gros, raide et très sensible.

 

Je suis devenue un homme !!! Comment est-ce possible ? On ne peut pas changer de sexe pendant la nuit !

 

Je mets ma robe de chambre et je vais me regarder dans la glace. Je vois un homme grand, assez baraqué, vêtu d’un peignoir rose qui lui donne un air complètement ridicule. Je ressemble à mon père et à mon fils, je dis « je » puisque de toute évidence il s’agit bien de mon reflet. Je me pince, je dois rêver, il m’arrive parfois de faire des cauchemars très réalistes qui me laissent une impression bizarre au réveil.

 

-       Aïe !

 

De toute évidence je suis bien un homme, je suis devenue aussi douillette en tous cas. Une bonne douche va me remettre les idées en place. Pourtant, en sortant de la salle de bain je suis toujours dans le même état.

 

Je dois remplacer un professeur dans une école ce matin, je dois absolument y aller j’ai besoin d’argent et je veux qu’on me propose d’autres emplois après celui-là. Comment m’habiller ? Il faut que je me dépêche en plus ! Mes jeans sont trop courts et trop serrés, mes pull sont minis, je suis mal ! Mes chaussures sont trop petites et les bottes à talon ne me semblent pas appropriées.

Vite réfléchissons ! La garde-robe de mon fils, voilà la solution.  Il va me tuer quand il va savoir que je lui ai emprunté ses affaires. Remarquez quand il va voir que sa mère s’est transformée en homme ça va lui faire drôle aussi.

 

J’ai l’air d’un vieux habillé en « djeune ». J’ai mis un « slim » et un sweat-shirt pré usé, bleu délavé. Tant pis, je dois faire cours à des ados, ça va peut-être leur plaire.

 

Je suis complètement affamée, le petit bout de pain que je mange d’habitude ne va pas me suffire ce matin, il me faut « du lourd ». J’avale une demi-baguette et je sors.

 

Je saute dans ma voiture rouge décorée de fleurs, un véhicule de « tarlouze » comme diraient certains de mes anciens collègues. Tant pis, il va falloir que j’assume pas mal de « différences » aujourd’hui, et peut-être dans l’avenir. Mais n’y pensons pas. Une chose à la fois. Dans ce genre de situation il ne faut pas réfléchir à toutes les conséquences autrement on s’affole et on reste paralysé et inactif. Ma voiture me paraît minuscule, mes jambes se cognent au volant. Même si je recule le siège à fond. J’ai l’impression d’être recroquevillée dans une voiture de Liliputien.

 

-       Bonjour Monsieur Ferry, nous attendions une Madame Ferry, il y a une erreur sur nos papiers. Bienvenue dans notre établissement. Je vous montre votre classe. Vous remplacez Madame Jasper pour la journée. Une bien jolie femme. Elle a un enfant malade. C’est la troisième fois depuis Septembre, ses gamins attrapent tout ce qui traîne. Ah ces femmes ont ne peut pas compter sur elles !

 

Me dit-il en riant.

 

Pour une fois, on ne me dit pas que je suis charmante, et la main de mon interlocuteur ne s’attarde pas dans la mienne d’une façon gluante quand il me salue.

 

-       Son mari ne s’arrête pas pour les garder ?

-        

Je ne devrais pas dire ça, mais je ne peux pas m’en empêcher. Le proviseur semble surpris :

-       Son mari travaille aussi chez nous, mais il enseigne à  des terminales, il ne peut pas supprimer ses cours.

 

Je me mords la langue pour ne pas répliquer qu’il n’y a qu’à laisser mourir ces pauvres gosses, comme ça aucune leçon ne sera annulée, mais j’ai besoin de ce job.

 

Je rentre dans la classe :

 

-       Bonjour.

 

Ma voix est forte et porte jusqu’au fond de la salle. Le brouhaha cesse immédiatement. J’écris mon nom sur le tableau et commence à faire l’appel.

 

Les élèves me regardent avec respect, je vois presque de la crainte dans leurs yeux.

 

D’habitude, on me fixe d’un air goguenard, et on me dit que la prof habituelle est plus sympa, plus jolie, qu’elle explique mieux. Là, rien de tout cela, ils me respectent d’emblée, je n’ai pas de gros efforts à faire, pas de stratégie à mettre en place.

 

Les heures d’enseignement se passent à merveille.

 

 Après le travail je pars me promener en bord de mer. Quel bonheur de pouvoir aller partout, même sur ce petit chemin entouré par de hautes herbes. Je me sens en sécurité, je n’ai pas peur qu’un pervers  m’attende au détour d’un bosquet. Je croise des types à la mine patibulaire, mais ils ne me regardent même pas. J’aurais bien envie de me cacher et d’attendre qu’ils importunent une femme seule. Je me ferais un plaisir de leur mettre mon poing sur la figure, quelle délectation ce serait. Je serais même peut-être capable de tuer. Le gars paierait pour tous les malades que j’ai pu rencontrer dans ma vie de femme.

 

Un grand gaillard me fait un sourire, c’est un homo en train de draguer. Bon, il ne risque pas de me violer c’est toujours ça.

 

Cela fait une heure que je marche, et je n’ai entendu aucun sifflement, aucune remarque du style :

 

-       T’es bonne, tu sais ?

-        

Je me sens respectée et prise au sérieux.

 

A 17 heures j’ai rendez-vous chez le garagiste, c’est pour la révision habituelle. J’ai remarqué une odeur bizarre dans l’habitacle depuis que le mécanicien a changé le radiateur.

 

-       C’est une odeur de liquide de refroidissement, il y a peut-être une fuite quelque part.

 

 

-       OK, on va vérifier tout ça, je suis désolé, on va voir si il y a un problème.

 

L’attitude du garagiste m’épate ! Quelques temps avant le même genre de mésaventure m’était arrivée avec une autre voiture :

 

-       C’est une odeur de liquide de refroidissement, il y a peut-être une fuite quelque part.

 

 

-       Impossible on a tout vérifié. Ça ne sent rien le liquide de refroidissement !

 

 

Il me prenait pour une idiote, l’odeur de ce fluide ressemble à de l’œuf pourri.

 

 

-       Le tableau de bord ne s’allume plus, il n’y a plus aucun voyant, quelque chose a dû être mal rebranché.

 

-       On a passé deux heures dessus, il fallait démonter le tableau de bord pour accéder au radiateur, on ne va pas recommencer. De toute façon elle roule, vous n’avez pas besoin de regarder les voyants. 

 

 Il me parlait comme à une demeurée, il avait l’air supérieur de celui qui sait et ne peut pas expliquer à un individu qui n’a pas les capacités de compréhension minimales.

 

-       Ça n’est pas normal, il faut que vous les rebranchiez, c’est dangereux. Je ne sais pas si je roule en plein phares ou en feux de croisement. Et cette odeur ! C’est insupportable.

 

-       C’est pas vous qu’avez pété plutôt ? Faut la changer votre voiture elle est pourrie !

 

J’avais été sciée par sa vulgarité. Comment osait-il me parler sur ce ton ? Ce même homme rigolard et mal élevé, jouait aujourd’hui, les pros consciencieux, j’avais envie de l’écraser  comme une punaise.

Une jeune fille en mini-jupe passe sur le trottoir pendant que je suis perdue dans mes réflexions. Un sifflement sur aigu me ramène au présent.

-       Alors on prend l’air ma poule ?

Cet homme rougeaud de 60 ans siffle une gamine de 13 ans et ose lui manquer de respect devant moi, il me fait même un clin d’œil !

 

-       C’est des pousse au crime à cet âge-là.

Je vais le massacrer cet immonde crapule.

 

-       C’est ma fille. Vous la prenez pour une pute ?

 

Tout dans mon attitude est menaçant, le cafard qui se tient devant moi se liquéfie. Il bafouille :

 

-       Je ne savais pas, excusez-moi. Elle est bien jolie en tous cas, félicitations.

 

La petite n’est pas ma fille mais elle pourrait l’être.

 

-       Vous voudriez que les hommes s’adressent à votre fille comme vous venez de le faire ?

 

 

-       Je, je n’ai pas de fille.

 

Il n’est plus rouge, il est violet.

 

-       Je reviens chercher ma voiture demain en fin d’après-midi.

 

Je tourne les talons sans attendre sa réponse, il est au bord de la crise cardiaque et ne peut plus parler de toute façon.

 

Cette journée, c’est bien passée mais j’ai envie de redevenir une femme. J’ai envie de retrouver ma taille normale, mes robes et mes escarpins. Les jeans serrés sont très inconfortables quand on est un homme. J’en ai marre d’avoir faim tout le temps.

Quelle angoisse de se réveiller ainsi transformée, est-ce que c’est déjà arrivé à d’autres, est-ce que c’est une mutation génétique ?

Je m’aperçois qu’on ne respecte pas les femmes, je le savais déjà, mais les gens semblent habitués à cet état de fait.  Je suis fatiguée d’avoir à batailler contre des débiles mentaux pour me faire une place. Tout le monde semble se résigner même les femmes.

 

La journée se termine. Je vais me coucher, que va-t-il se passer demain ? Aurais-je retrouvé le sexe de ma naissance ?

Mystère…

 

Bonne nuit !