Partie 3

Chapitre 9

Béryl est épuisée, elle se lève fatiguée et se couche éreintée. Elle se demande quand tout cela va s’améliorer. Sa relation avec Azéline est aussi éprouvante. Après une séance d’écriture, son cerveau est en ébullition, elle a la migraine et a du mal à garder les yeux ouverts. Florent en avait assez de vivre avec une guimauve, il a sans doute eu peur qu’elle reste comme ça toute sa vie. Béryl aussi a peur, le neurologue et son médecin sont rassurants, mais elle sait aussi que ça va être très long pour récupérer toutes ses capacités. Est-ce qu’elle les récupèrera toutes ? Elle s’est déjà faite opérée d’une hernie discale quelques années auparavant et elle doit faire attention à certains mouvements. Le sport est un  vrai médicament pour ce genre de problème, mais pour l’instant pas de sport possible, même quelques mouvements de gym sont exclus. Elle aimerait pourtant pouvoir se défouler pour éviter de penser à Florent et évacuer sa colère, mais même cela n’est pas possible. Elle se sent emprisonnée dans son corps qui répond mal. Par contre cette capacité à communiquer avec les morts est nouvelle. Serait-il possible qu’elle puisse communiquer avec d’autres personnes décédées ? Elle frissonne en y pensant, se voir entourée de fantômes comme dans le film Sixième Sens, ça n’est pas très réjouissant. Il est vrai que sa relation avec Azéline est plutôt agréable, c’est une amie qui lui apprend beaucoup de choses, elles sont presque devenues jumelles, est-ce qu’une autre relation similaire pourrait exister ? Marie-Madeleine n’a visiblement pas cette capacité, est-ce qu’elle doit en parler à ses médecins ? Ils vont la prendre pour une folle, comme ça ce sera complet : à moitié impotente et folle !

« Comment vas-tu mon amie ? Tu as l’air fatiguée alors que tu viens de te lever. » Azéline vient d’apparaitre dans la chambre, elle apparait et disparaît sans que Béryl puisse voir d’où elle vient. C’est le propre des fantômes, être là, s’évanouir, traverser les murs… Béryl se demande si un jour elle sera un fantôme elle aussi. « Je ne fais rien de mes journées et pourtant je me sens épuisée, c’est très énervant, Béryl sort de ce corps et va t’amuser !!! , j’ai l’impression de peser une tonne, ma tête est au bord de l’explosion. » Azéline a l’air vraiment désolée, « Tu devrais peut-être arrêter d’écrire aujourd’hui, veux-tu que nous sortions ? Je te montrerai mon école. », Béryl est très étonnée : « Tu peux sortir ? Je pensais que les fantômes ne pouvaient pas sortir de leur maison ! » Azéline regarde son amie d’un air mi-étonné, mi-contrarié, « Tu crois que je suis un fantôme ? » Elle réfléchit : « J’en suis probablement un, tu es la première personne de ce monde à qui je parle, les autres ne m’entendent pas, je n’avais même jamais pensé à leur parler, je ne vis pas ici, tu apparais dans mon monde, je te vois, je t’entends, je peux te parler, mais c’est toi qui me sembles être une revenante ». Béryl est estomaquée, elle apparaît à Azéline comme un spectre, si ça se trouve c’est elle qui est morte et Azéline est vivante. Avec la théorie de la relativité on peut imaginer qu’elles vivent toutes les deux en même temps mais dans une dimension différente. L’histoire que raconte Béryl à travers les cartes postales est peut-être en train de se passer en ce moment et pas dans le passé comme on a l’habitude de le comprendre.

Elle vivrait dans un univers où la vitesse est différente, plus rapide que dans celui de son amie, ce qui ferait que pour elle le temps serait ralenti et le monde d’Azéline la rattraperait. Scientifiquement cela se tient, mais la plupart des gens ne le comprendrait pas.


Marie-Madeleine est partie très tôt ce matin, sa nièce l’a entendue s’agiter en bas, nourrir les animaux, faire du ménage, lancer la machine à laver. La vieille dame lave tous les jours les draps qu’elle dispose sur les canapés pour les protéger des pattes des chiens. C’est un travail de Titan à recommencer tous les jours : javelliser toute la maison, changer et remplir toutes les gamelles, nettoyer les litières… Tantine ne supporte pas l’inactivité et elle s’est trouvé un nouveau job pour sa retraite, c’est un travail à plein temps qui coûte cher, mais lui rapporte humainement, ou plutôt « animalement », elle s’occupe de ses bêtes comme elle le ferait avec des enfants. Elle avait d’ailleurs essayé de s’occuper de petits orphelins, mais les petits hommes sont plus exigeants que les animaux, ils se laissent moins faire, ils ont des désirs, des revendications. Après le petit déjeuner, Marie-Madeleine part chercher des aliments pour sa ménagerie, à quelques kilomètres il y a une coopérative, elle ramènera des sacs énormes de croquettes de toutes les tailles et parfumées à des saveurs qui ne sont appétissantes que sur l’étiquetage. Cette nourriture sent toujours épouvantablement mauvais. Azéline prend Béryl par le bras, « allez, on y va, tu vas voir quel chemin je prenais tous les matins pour aller à l’école. Je partais à 6 heures, puisque j’accueillais les enfants à partir de 7 h. », Béryl est stupéfaite : « 6 h du matin ! Mais il faisait nuit ! Et quand il y avait de la neige, tu faisais comment ? », Azéline répond « Parfois je couchais sur place, il y avait une petite pièce au bout du bâtiment ou un lit était installé, je réchauffais la soupe sur le poêle, j’étais contente quand ça arrivait, ça me permettait de m’évader un peu ». Elle est songeuse, de mauvais souvenirs semblent remonter à la surface. Les deux femmes longent à nouveau la rivière, en direction du village. Béryl ne se verrait pas faire ce chemin sous la pluie et de nuit, ça lui paraît complètement irréalisable. Son amie porte une jupe longue, « comment faisais-tu quand il pleuvait ? Tu devais être trempée ! », « Je faisais sécher mes vêtements près du poêle ! Tu sais les élèves aussi venaient de très loin, et en sabots, je n’avais pas le droit de me plaindre. » Elles traversent le village, l’ancienne école est derrière l’église, elle est complètement en ruine. D’autres maisons l’entourent, tout est à l’abandon, les bâtiments n’ont plus de toits, on devine encore l’emplacement des pièces et des âtres. « Heureusement que cette école existait, elle m'a permis de supporter mon existence, tout n’a été qu’un énorme gâchis. » Azéline pleure, elle touche un morceau de mur où le tableau noir devait être suspendu, « les enfants m’aidaient beaucoup, ils étaient toujours de bonne humeur, ça me changeait de l’ambiance de la maison. » Azéline se tait tout d’un coup, elle est pensive, son visage est sombre, elle fronce les sourcils. « Tes enfants venaient à cette école avec toi. », demande Béryl. « Pierre venait, il a fallu attendre un peu plus longtemps pour Jean, mais j’essayais de l’amener parfois. Les journées étaient trop longues pour lui. » Azéline a visiblement envie de changer de sujet, « J’avais une classe unique, 40 élèves de 6 à 13 ans, la plupart commençait l’école à 8 ans et arrêtait à 11 ans, certaines partaient pour le collège, mais c’était assez rare, il fallait aller à Pontivy en pension, beaucoup de familles ne voulaient pas se séparer de leur enfant qui devait aider aux champs, le collège était pour les riches et celles là étaient inscrites à l’école des curés. Quelques gamines sont parties à l’école primaire supérieure pour passer le Brevet. Deux élèves, seulement ont été autorisées à aller au collège pendant ma carrière, les gens pensaient qu’une fille trop instruite ne ferait pas une bonne épouse, ils n’avaient peut-être pas tort finalement…». L’institutrice se déplace dans un coin de la pièce, « tu vois ici il y avait le poêle à bois et je faisais une soupe le matin pour réchauffer les enfants. Pour certains c’étaient le seul vrai repas de la journée. Il y avait beaucoup de familles nombreuses et le pain manquait. Le midi, les élèves sortaient un casse croûte, à 15 h tout le monde partait, il valait mieux ne pas rentrer trop tard à cause de la nuit et de la route à faire à pied. » Azéline se déplace dans sa classe imaginaire dont il ne reste que des ruines, elle s’approche du mur opposé au tableau, « mon armoire à trésors était là, c’est fou ce que j’ai pu amasser d’objets, d’images et de textes dans ce meuble, j’avais aussi pas mal de livres que je prêtais aux enfants ». Les deux femmes sortent par un trou dans le mur qui devait être une fenêtre, elles arrivent dans un lieu qui devait être un petit jardin, « Mon potager ! On faisait pousser quelques légumes pour la soupe ! Certains élèves m’aidaient, c’était leur récompense d’aider leur institutrice. » Elles font le tour du bâtiment, au dessus de l’entrée de l’école la cloche existe toujours, Azéline lève la tête, il n’y a plus de corde pour la faire sonner mais elle semble veiller sur ce passé qui n’est pas si lointain. « Allez, rentrons il se fait tard ! », Béryl emboîte le pas de son amie, qui semble soudain avoir envie de se sauver de cet endroit chargé de trop de souvenirs. Le chemin du retour se fait en silence, Béryl est fatiguée et elle a du mal à suivre le rythme de l’institutrice, celle-ci devait marcher très vite quand elle rentrait de l’école.


Marie-Madeleine est rentrée, Béryl est partie pendant au moins trois heures et sa tante est morte d’inquiétude : « Jésus Marie Joseph, où étais-tu partie ? Je me suis fait un sang d’encre, il ne faut pas sortir seule comme ça, et si tu tombais sur un chemin ? j’allais appeler les gendarmes ! ». La jeune femme est désolée, elle regarde dans la direction de son amie, mais elle a disparu. Elle ne peut pas dire à Tantine qu’elle n’était pas seule, elle la prendrait pour une folle. Marie-Madeleine regarde sa nièce avec effarement, « ton expression est bizarre, qu’est-ce qui t’arrive, tes yeux étaient perdus dans le vague, tu vas pleurer ? Tu ne te sens pas bien ? », Béryl regarde sa tante, elle se sent toute à fait normale. « Tu sais j’ai déjà remarqué plusieurs fois que tu avais l’air perdu, on dirait que tu  perds conscience, je vais prendre rendez-vous avec mon médecin, il y a quelque chose qui ne va pas ». Béryl n’a aucune envie d’aller voir le docteur de sa tante qu’elle ne connaît pas, mais Tantine est déjà en train de composer le numéro de téléphone, « Allo Soizic ? Bonjour, je voudrais un rendez-vous avec Jean-Marie pour ma nièce, demain 14h ? Très bien on y sera, au revoir ma belle. Et voilà ! Il faut que tu vois un vrai spécialiste, Jean-Marie a de l’expérience, il va savoir ce que tu as ». Inutile d’expliquer à la vieille dame que Béryl a déjà consulté des médecins très compétents, elle ne la laissera tranquille que quand elle aura vu SON docteur. Béryl  se demande si quand elle parle avec Azéline elle ne change pas elle aussi de dimension, elle ferait en quelque sorte un voyage dans le temps, c’est cela qui lui donne une expression que sa tante qualifie de « bizarre ». Son corps serait présent en 2012, mais son esprit rejoindrait son amie au 20 ème siècle. Tout cela est une question de vitesse et de distance paraît-il…

 

 


Chapitre 10

 

Chère Azéline,

Tu me dis que tu as fait la connaissance de deux jeunes étudiants. Dis m’en plus, est-ce qu’ils sont beaux ? D’où viennent-ils ? J’aimerais tant être à ta place. Ici tous les gars partent, avec le service militaire qui dure 3 ans, il n’y a plus que des filles ou des hommes mariés.

Soit prudente,

Guillemette

 

Azéline et Germaine passent tous leurs mercredis soirs au cabaret l’Enfer. Elles y retrouvent Henri et Jules.

« Bonsoir les filles, vous n’êtes pas en avance ce soir ! Qu’est-ce qui se passe ? », demande Henri.

« On a failli se faire pincer par Madame Quéré, elle nous surveille, je ne sais pas si on pourra venir la semaine prochaine. » répond Germaine

« C’est la poisse ça vraiment, essayez de venir quand même, on va s’ennuyer sans vous, pas vrai Jules ? » demande Henri à son ami.

« C’est sûr, mais il ne faut pas risquer d’être renvoyées de l’internat, ce serait terrible. »

Germaine ne partage pas tout à fait son avis :

« Si je suis virée de l’internat, mes parents me paieront une chambre. Ils préféraient que je dorme à l’école normale pour que je ne sorte pas trop,, mais je serais contente d’avoir plus d’indépendance ».

Azéline est plus inquiète :

« si je suis renvoyée de l’internat, je n’ai plus qu’à rentrer dans ma campagne, mes parents n’auront pas les moyens de m’aider, et ce n’est pas avec mes maigres revenus que je vais pouvoir subvenir à mes besoins ».

« Ne t’en fait pas mon Azie ! je ne te laisserai pas tomber, tu viendras habiter avec moi », Germaine enlace la jeune femme et dépose un baiser sonore sur sa joue ».

Pour Germaine, la vie est toujours très simple, chaque problème a une solution. Azéline admire son insouciance. Elle est toujours gaie, elle a des projets. Azéline aimerait être comme elle, mais elle sent un poids sur ses épaules qui pèse et  lui impose la prudence dans ses choix. Jules est comme elle, inquiet du lendemain. Une sorte de connivence s’est établie entre les deux jeunes gens. La chanteuse du cabaret entonne La Valse brune,

 

« Tu viens danser Azéline ? » demande Jules.

Le couple se mêle aux autres et tournoie sur la piste. Le rythme rapide de la danse leur donne le vertige. Azéline se sent bien avec Jules, il est gentil et elle sait qu’ils viennent du même milieu. Le jeune garçon a été élevé dans un petit village, il a quatre frères et deux sœurs. Il a été un peu perdu dans cette grande famille qui l’étouffait. Germaine et Henri viennent les rejoindre, ils ont les joues rouges, le verre de vin blanc leur est monté à la tête.

« J’adore danser », s’écrie Germaine

Elle est très douée, et forme un très beau couple avec Henri. Pourtant, elle a avoué à Azie qu’elle n’était pas amoureuse de lui. Elle le trouve joli garçon, intéressant, gentil, mais il lui manque le petit plus, le petit grain de sensualité qui fait que l’on tombe amoureux. Azéline pense souvent à Jules, elle aime être avec lui. L’aime-t-elle ? Est-ce que c’est cela l’Amour ? Si la jeune fille se pose la question, ce n’est pas forcément bon signe. Jules est subjugué par Azéline. Il lui a d’ailleurs écrit une lettre où il lui déclare sa flamme. Azie a été très touchée, mais ses sentiments à elle ne sont pas aussi profonds. Pour l’instant, les quatre jeunes gens s’amusent. Ils retournent s’assoir après une dizaine de danses.

« J’ai vu des photographies de la nouvelle gare de New York, c’est la plus grande du monde ! » s’exclame Henri.

« J’ai vu ça dans « Le Petit Illustré », elle a six étages, et toutes les lignes de chemin de fer sont électrifiées », poursuit Jules.

« On vit vraiment une époque formidable », poursuit Germaine, « le progrès va tellement vite, un jour je suis sûre qu’il y aura l’électricité dans toutes les maisons. »

« Tu crois vraiment Germaine ? En ville, peut-être, mais à la campagne c’est moins sûr, elle n’arrivera jamais jusque là ! », Azéline ne peut pas imaginer la maison de sa grand-mère avec la lumière électrique.

« Je te parie qu’on aura même le téléphone », dit Germaine enthousiaste. « Tu te rends compte ? On pourra s’appeler d’une maison à l’autre, et même d’un pays à l’autre ! ».

Henri paraît plus soucieux :

« On vit une époque formidable, mais en attendant j’ai bien peur que la guerre n’éclate. Le service militaire dure maintenant trois ans, ce n’est pas un hasard. Mon pauvre Jules, je crois qu’on ne pourra pas passer à travers. »

« Je suis d’accord avec toi Henri », répond Jules, « je ne me vois pas tuer des gens. De quel droit pourrais-je ôter la vie à des gens qui ne m’ont rien fait. »

« Comme tu y vas, si on déclare la guerre aux boches, ce sera pour les calmer un peu, on ne peut pas se laisser marcher sur les pieds comme ça !. »

« Excuse-moi », répond le jeune homme roux, « mais je ne dois pas être très patriote, alors. Je vous laisse, je suis un peu fatigué, il faut que je prenne des forces si je dois me battre bientôt ».

Jules quitte l’Enfer, pourtant tout le monde est conscient qu’un autre brasier, bien plus dangereux celui-là, l’attend dans quelques temps.

Azéline et Germaine rentrent à pied en se tenant par la main.

« Tu crois qu’Henri et Jules vont partir à la guerre ? » demande Azie.

« Malheureusement oui, mais ce sera une guerre rapide, nous devons absolument récupérer l’Alsace et la Lorraine ! »

« J’ai hâte de voir Jules dans son bel uniforme, je lui demanderai de le garder quand il rentrera en permission, tu crois qu’il aura le droit de le garder ? »

« Je pense, oui », répond Germaine, « nous leur enverrons des colis ! »

« Tu as raison, on leur écrira et on leur enverra plein de bonnes choses à manger ! »

Les deux jeunes filles rentrent sans faire de bruit, elles montent l’escalier en prenant garde de ne pas faire craquer les marches de bois. Elles ne voient pas Madame Quéré qui est cachée derrière une porte près de cuisine.

 

Béryl sort de sa torpeur, elle a  l’impression d’être complètement ailleurs quand elle écrit l’histoire d’Azéline.

« Vous étiez inconsciente du danger toutes les deux, dit-elle à Azie, vous ne vous rendiez pas compte du danger de la guerre ? »

« Non, tout le monde disait que nous étions les plus forts, que cette guerre était juste, alors on pensait que nos soldats allaient donner une bonne correction aux Allemands. »

« Jules et Henri avaient l’air plus inquiets que vous. »

« Ils étaient plus concernés aussi ! C’est eux qui allaient partir, ils avaient entendu les récits de leurs grands-pères qui avaient participé à la guerre de 70 et ils savaient que ce ne serait pas si simple. », dit Azéline en se levant. « S’il te plaît, tu dois partir maintenant, j’ai du travail. »

Béryl ne comprend toujours pas comment ce voyage dans le temps fonctionne.

« Je veux bien te laisser Azéline, mais je te rappelle que c’est toi qui débarque dans mon monde sans crier gare, et c’est toi qui me demande de raconter ton histoire qui est passée ! »

« Je sais, je sais, excuse-moi, tout ça paraît bien confus, mais je te l’ai déjà dit, c’est toi que je vois apparaître dans mon époque. Je suis morte, mais je vis ma vie en même temps que toi. C’est difficile à comprendre mais nos vies se déroulent parallèlement à des périodes différentes. Quand j’ai découvert cela, j’ai pensé qu’il serait bon d’expliquer à mon entourage ce qui s’était vraiment passé. Par contre, on ne peut rien changer au déroulement des événements. »

« Mais quand je disparais, tu as conscience de ce qui va se passer ? », Béryl ne comprend pas la logique du raisonnement de son amie.

« Non, je ne sais pas l’avenir, je vis le moment présent. Il faut se dire que tous les moments présents de toutes les époques se déroulent en même temps et que nous n’en savons rien. Et au moment où nous les vivons, nous avons conscience d’un passé et d’un présent. »

« Mais alors j’apparais à quel moment de ta vie ? Je sais que tu es morte, et pourtant tu me dis que tu as des choses à faire, qu’est-ce qu’une morte peut bien avoir à faire ? », la jeune femme se demande si elle n’est pas en train de perdre la raison. Voir une morte qui lui parle, c’est déjà très étrange, mais quand elle lui raconte que tout ce passe en même temps, et tout quoi d’ailleurs ?

« Imagine que tu te tiens très loin de la terre, explique Azéline, mais vraiment très très loin. Et bien tu verrais que la notion de temps est complètement différente. Je suis morte, mais je suis aussi enfant, jeune fille, et mère en même temps. »

« Tu t’es endormie ma pauvre Bébé ? », la voix de Marie-Madeleine retentit dans la pièce.

Béryl s’est endormie, a-t-elle rêvé tout ça ? Son cahier est ouvert devant elle. Elle peut y lire les derniers mots qu’elle a écrit : « elles ne voient pas Madame Quéré qui est cachée derrière une porte près de cuisine. »

 

 

 

Chapitre 11

 

Chère Azéline,

Tu rentres bientôt pour les vacances de Noël, je suis si contente de te revoir enfin. Je prépare la messe de Noël avec Monsieur le curé, nous répétons de nouveaux cantiques. C’est un jeune prêtre que tu ne connais pas encore, et il a plein de bonnes idées pour la paroisse. Je t’en parlerai de vive voix.

Je t’embrasse,

Guillemette

Madame Quéré entre dans la chambre des jeunes filles après la toilette. Azéline et Germaine sont en train de nettoyer puisque c’est leur tour. Les autres filles sortent, pressées d’aller au réfectoire.

« Bonjour Mesdemoiselles, comment allez-vous ce matin ? »

Azéline se doute que quelque chose ne va pas, et elle évite de répondre. Evidemment Germaine ne s’embarrasse pas des mêmes scrupules.

« ça va très bien Madame Quéré, je vous remercie. Il commence à faire très froid, je voulais vous demander si il était possible d’avoir une couverture supplémentaire ».

La directrice regarde la jolie brune de son regard  bleu qui peut être glaçant :

« Vous n’avez pas l’air d’être très frileuse pourtant, je vous ai vue arriver hier à près de minuit, habillée bien peu chaudement. Vous étiez en compagnie de Mademoiselle Azéline Cadoret, il me semble. »

Azéline baisse la tête encore plus, ce qu’elle redoutait est en train d’arriver, elles vont se faire renvoyer, c’est certain.

Germaine regarde Madame Quéré droit dans les yeux :

« Madame, nous sommes jeunes, nous ne pouvons pas rester cloîtrées, nous ne voulons pas devenir nonnes mais institutrices. Nous ne faisons aucun mal. »

« Je ne demande qu’à vous croire Mademoiselle Cloarec, mais je ne peux pas tolérer une telle conduite dans un internat de jeunes filles. Il vous faudra trouver un autre logement ».

Elle se tourne vers Azéline,

« Je vous donne une semaine pour vous organiser, estimez vous heureuses de ne pas être aussi renvoyées de l’école. »

Sur ce, elle tourne les talons, et claque la porte derrière elle. Azéline s’effondre en larmes,

« C’est fini, je m’en doutais, je n’ai pas été sérieuse, je savais ce que je risquais. Je vais être obligée de repartir à Lannargan, c’est trop bête, je suis une imbécile. »

Les sanglots de la jeune fille redoublent, tout ce travail pour rien, elle s’en veut de ne pas avoir concrétisé son rêve et celui de ses parents.

« Azie, ne pleure pas voyons, c’est un mal pour un bien. Je vais prendre un appartement et tu viendras loger avec moi. Plus d’horaires ! On pourra sortir quand on voudra. Tu vas voir comme on va être bien toutes les deux ».

Germaine prend Azéline dans ses bras pour la consoler. Cette dernière sent une impression de réconfort immédiate l’envahir. Il se dégage un parfum léger et frais du corps de son amie, cela lui rappelle sa mère. Germaine est frondeuse, parfois effrontée mais aussi très maternelle, Azéline éprouve un sentiment de bien-être.

« Tu ne me laisseras pas tomber j’espère ».

La jeune fille sait au plus profond d’elle-même, que Germaine est une personne sûre.

« Evidemment que je ne te laisserai pas tomber, j’envoie un télégramme à mes parents, une semaine pour trouver un logement ça n’est pas évident, tu viens à la poste avec moi ? ».

 

Béryl trouve la sanction de Madame Quéré trop forte.

« Tu te rends compte, dit-elle à Azéline, elle ne vous a laissé qu’une semaine pour trouver une solution, vous n’aviez fait que sortir, ce n’était pas un crime ! »

« Et oui mon amie, je me rends compte, j’étais désespérée. Mais je comprenais sa réaction, elle ne pouvait pas tolérer notre désobéissance, d’autres filles auraient pu nous suivre. Nous étions mineures ne l’oublie pas, nous n’avions pas encore 21  ans. Nous n’étions pas renvoyées de l’école, et ça c’était généreux de sa part. Je pensais vraiment qu’elle allait le faire, elle en avait tout à fait le droit, elle a été gentille finalement ».

« Comme disait Germaine, ce fut un mal pour un bien ».

« Oui, répondit Azie pensive, si on veut ».

Le 8 Décembre, Germaine et Azéline emménagent dans un petit appartement non loin de l’école. Un ami des parents de Germaine a fait toutes les démarches, il est aussi chargé de surveiller la jeune dévergondée qui s’est faite renvoyée de l’internat de l’école normale. La présence d’Azéline rassure tout le monde, elle a un air sérieux qui met en confiance. Le logement est meublé simplement, mais les jeunes filles jouissent de tout le confort de l’époque.  Tous les matins, les deux amies partent pour l’école à 7h30, il n’est plus question de prendre le petit déjeuner avec les autres au réfectoire.

Azéline s’habitue très bien à sa nouvelle vie. Sa peur s’est dissipée, elle est devenue une vraie citadine. Les repas du midi sont pris avec les autres étudiantes, mais tous les soirs les deux jeunes filles font leurs courses pour préparer le dîner. Elles ne sortent que le mercredi  et le samedi soir. Azéline a été ferme, il faut qu’elle réussisse à devenir institutrice, elle n’a pas le choix. L’alerte qu’à représenté le renvoi de l’internat à été comprise.  Elles travaillent tous les soirs sur leurs cours et progressent rapidement. Azéline adore les heures qu’elles passent devant leurs cahiers d’écolières sages. Elles s’installent sur la table qui leur sert de bureau et où elles prennent leurs repas. Germaine semble parfois la plus studieuse des deux. C’est une personne très intelligente, qui a une culture très étendue et qui apprend très vite. Azéline est plus laborieuse et elle admire sa compagne pour sa vivacité. Les jours sont courts, et il faut allumer la lampe à pétrole pour travailler. Les yeux noisette de Germaine deviennent verts à la lumière de la flamme. Elle regarde Azie, et celle-ci sent une chaleur bienveillante l’envahir. La jeune fille ne s’est pas sentie aussi bien depuis très longtemps, elle se dit qu’elle voudrait que ces moments durent toujours.

Les vacances de Noël arrivent et Azéline doit rentrer à Lannargan. Germaine part avec ses parents à Paris, elle restera chez une cousine, son père et sa mère doivent se rendre à des soirées chez des amis, et ils auront peu de temps pour voir leur fille.

Azéline est heureuse de revoir ses amis au village, mais elle sait que la gaité et l’insouciance de Germaine vont lui manquer.

Jules et Henri ne peuvent pas venir à l’appartement, ce serait très mal vu, et des voisins pourraient le répéter à la directrice de l’Ecole Normale. Les jeunes gens se rencontrent donc toujours à l’Enfer, qui est devenu leur quartier général.

« Tout le monde rentre pendant les vacances si je comprends bien, dit Jules, je serai le seul à rester à Rennes »

« On t’écrira mon pauvre Juju, dit Germaine en riant, je t’enverrai des cartes postales de la ville lumière. »

« Des promesses, toujours des promesses, loin des yeux, loin du cœur ! »

« Je t’écrirai de Lannargan, c’est moins magique que Paris, mais tu verras que je ne t’oublie pas moi ».

« Merci, ma petite Azie, toi au moins tu penses à moi. »

Jules prend la main d’Azéline et y dépose un baiser.

Germaine est un peu contrariée,

« Les tourtereaux si on vous gêne on peut s’en aller ! Tu viens danser Henri ? »

 

Elle entraîne le garçon sur la piste de danse où ils virevoltent sur l’air de « Viens Poupoule ».         

Jules et Azéline se regardent les yeux dans les yeux, ce qui fait rougir la jeune fille. C’est la première fois qu’un garçon lui montre aussi clairement ses sentiments, et elle ne sait pas trop comment réagir. Aucun des deux ne parle pendant quelques minutes qui semblent une éternité à Azie. Finalement, Jules brise le silence en commandant à boire. Jules est vraiment charmant, c’est un futur instituteur, c’est le parti rêvé pour une fille comme Azéline. En se faisant ces réflexions,  la           jeune fille se demande si c’est ça l’amour. Elle a lu dans des revues des histoires à l’eau de rose, et il lui semble que les relations entre un homme et une femme doivent être un peu plus « piquantes ». Les héroïnes sentent une boule au creux du ventre quand elles aperçoivent leur amoureux. Elles ont envie de le voir tout le temps, elle pense à lui sans arrêt. Azéline trouve Jules beau garçon, très gentil, intelligent, mais pas de boule au ventre, et il ne lui manque pas particulièrement s’il n’est pas là.

 

 

 

 

Chapitre 12

Chère Azeline,

Le temps est bien long sans toi. J’ai hâte que ces vacances soient finies. Tout le monde est joyeux, prépare Noël, et je traîne comme une âme en peine. Je t’ai fait un petit cadeau, j’espère que tu l’accepteras.

A bientôt mon Azéline,

Jules

Azie chérie,

J’aimerais tellement te montrer tout ce que je vois à Paris ! Hier j’ai failli me faire écraser par la nouvelle Peugeot, elle roule à 60 Km heure, tu te rends compte ? Heureusement la vitesse est limitée à 30. Tu me manques, on se voit bientôt, heureusement !

Je t’embrasse très très très fort,

Germaine

 

Azéline est allée chercher le courrier, elle trouve les cartes postales écrites par ses deux amis. Le pauvre Jules a l’air bien malheureux, il y a une mélancolie chez lui qui met la jeune fille parfois mal à l’aise. Est-elle capable de lui rendre sa joie ? Elle ne le pense pas. La carte de Germaine est plus enjouée, elle est tellement enthousiaste de tout. Azéline aime être en sa compagnie, la vie semble belle à ses côtés.

La vie à Lannargan a repris son cours, Azie est heureuse de retrouver sa famille, sa maison et ses amis. Néanmoins, elle se sent en décalage. Elle avait ce sentiment à Rennes, elle qui se trouvait si campagnarde, maintenant c’est ici qu’elle se trouve trop citadine. Elle doit aller avec Guillemette répéter les chants pour la messe de Noël. Son amie n’habite pas très loin, Azéline est surprise de voir à quel point elle est  mal habillée. Elle porte une jupe très longue à carreaux, un corsage boutonné jusqu’au menton et une veste noire très stricte. Ses cheveux sont séparés au milieu et attachés en un chignon bas. La mère de Guillemette arrive de la cuisine, elle est toute en noir, sa sœur est morte il y a un an et demi et elle porte encore le deuil comme le veut la tradition. A 50 ans à peine, elle a l’air d’une très vieille femme, elle porte une coiffe blanche avec un gros ruban de chaque côté  attaché au sommet du crâne à la mode des femmes de Dol de Bretagne.

« Bonjour, Azéline ! Je suis contente de te voir. Ce n’est pas trop dur la vie à la ville ? On dit que les gens sont fous à Rennes. Je n’y suis jamais allée, Dieu m’en garde ! »

 

« Non Madame Morvan, les gens ne sont pas fous. Je me plais beaucoup à Rennes, il y a de beaux magasins, je rencontre des gens différents. J’aime les études que je fais ».

« Tant mieux ma fille », répond la mère de Guillemette. « Ne te laisse pas empoisonner par la grande ville, on vit sainement ici, dans le respect de Dieu. A la ville c’est différent, les gens ne vont même plus à la messe. J’espère que tu y vas », demande-t-elle d’un air soupçonneux. « On ne doit manquer la messe que si l’on est très malade. Est-ce que tu fais tes prières au moins ? »

« Bien sûr Madame Morvan », répond Azéline en mentant effrontément. « Ne vous inquiétez pas pour moi, elle se tourne vers son amie :

« On y va ? Au revoir ».

« Au revoir ma fille ».

Elle s’adresse à Guillemette,

 « Ne rentre pas trop tard, ce nouveau curé vient de la ville lui aussi, il n’a pas le sens de l’heure, je veux te voir rentrée pour 5 heures ! »

« Mais oui Maman », répond Guillemette en l’embrassant.

« Je rentre toujours avant 5 heures ».

Azéline  se dit que la mère de son amie a peut-être raison, elle commence par être contaminée par la grande ville, elle ne fait plus ses prières, ou rarement et ment comme le fait Germaine. Avant, jamais elle n’aurait osé regarder quelqu’un droit dans les yeux en ne disant pas la vérité. C’est tellement facile finalement. Ils ont tous l’air tellement étriqués, elle a du mal à se dire qu’elle n’est partie que depuis deux mois et demi, il y a eu tant de changements dans sa vie !

Le jeune curé semble en décalage lui aussi, il vient de Rennes.

« Bonjour les filles ! Comment allez-vous aujourd’hui ? Voici la petite nouvelle, Azéline c’est ça ? Bonjour Azéline ».

Il parle fort et vite. Les gens d’ici sont plus discrets et plus posés. La future institutrice se dit qu’il va avoir des problèmes à Lannargan. Les gens vont se méfier de lui. Elle a vu la réaction de Madame Morvan.

« En place ! On va prendre page 10, ‘il est né le divin enfant’, tu la connais celle- là Azie ? »

Il l’a appelée « Azie », c’est incroyable ! Seule Germaine avant lui avait eu cette idée ! Azéline le trouve d’emblée sympathique, enfin quelqu’un qui va la comprendre.

Guillemette a le feu aux joues :

« Il est beau tu ne trouves pas ? J’adore ses mains, regarde-le quand il bat la mesure, je fonds. »

L’après-midi se passe à merveille, les deux filles devront revenir demain pour aider à faire la crèche. Les personnages sont prêts, mais il faut les disposer dans la grotte et une petite scénette doit avoir lieu avec les enfants.

« Je compte sur ton expérience avec les enfants Azie », dit Père François.

Azéline est contente qu’on lui fasse confiance. La soirée se passe tranquillement au coin de feu avec sa mère et sa grand-mère, son père est parti se coucher dès que sa soupe a été avalée à grand bruit.

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Azie chérie,

Je suis allée au parc de St Cloud, il y a une allée pour les voitures, une pour les cavaliers et une pour les piétons, c’est très amusant. J’ai pris un taxi auto pour aller voir une amie de mes parents, il va à une vitesse !

Tu me manques, j’aimerais te montrer tout cela,

Je t’embrasse très fort,

Germaine

Azéline est heureuse de recevoir des cartes postales de son amie. Elle vit des vacances à Paris par procuration. Quelle ville excitante ! La jeune fille ne se voit pourtant pas dans les rues parisiennes au milieu de ces nouvelles voitures qui font du bruit et sentent mauvais. Ces belles mécaniques lui semblent dangereuses, elle est plus tranquille à Rennes, c’est une étape importante pour cette fille de la campagne.

 

Béryl est contente de retrouver Azéline dans son cadre de Lannargan, elle lui paraît plus proche.

« Germaine t’appelle ‘Azie chérie’, tes parents ne te faisaient pas de remarques ? Ils ne trouvaient pas ça curieux ? »

« J’attendais le facteur et je veillais à ce que mes parents ne lisent pas mes cartes postales, mais je sais que le facteur ne se privait pas, et que c’était une vraie pie », répond Azéline.

« Ce qui inquiétait plus mes parents, c’était que les garçons m’écrivent, ça ne se faisait pas. En plus mes cartes venaient de Rennes, mais surtout de Paris. Elles représentaient une curiosité pour les gens de Lannargan. C’est le problème ici, les ragots des habitants. Ils n’ont rien à faire d’autre, qu’observer et critiquer dès que quelque chose sort de l’ordinaire.

Béryl est étonnée par la magie qu’opère les voitures sur les filles :

« Quand on voit la place qu’elles ont pris maintenant dans notre vie, c’est fou de se dire qu’avant rouler à 50 à l’heure était une folie. »

« Beaucoup de choses étaient une folie à cette époque, mais j’ai adoré vivre ces moments. »

Béryl s’intéresse au père François :

« il a l’air bien mignon ce jeune curé, est-ce qu’il va se passer quelque chose avec Guillemette ? »

« Patience mon amie, patience… »