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Sacré Thierry !

 

Il pleut, on est dimanche, je me cale sur mon canapé. Télécommande en main, je décide de visionner quelques épisodes de Thierry la Fronde. C’est une série que je regardais quand j’étais toute petite, avant même d’aller à l’école. Thierry était beau, courageux et gentil. A l’époque, je pensais qu’un jour je me marierais avec lui. Ca ne faisait aucun doute !

 

Voici l’histoire : nous sommes en 1360, Jean II Roi de France a été fait prisonnier par les Anglais. Le Prince de Galles, Edward, occupe notre beau pays. Thierry de Janville décide de combattre les envahisseurs, mais il est trahit par Florent de Clouseaules, et fait prisonnier. Il s’évade, et continue son combat, accompagné par des gentils hors la loi : Bertrand, Jehan, Pierre, Judas, Martin, Bousicault et Isabelle. Son arme favorite est la fronde, avec laquelle il est très habile.

 

Le premier épisode commence avec la musique qui me remet aussitôt un demi-siècle en arrière.

 

Ça parait à peine croyable ! Je regarde les premières images, et j’ai trois ans à nouveau !

 

Mon héros est poursuivi par les vilains  Anglais, il ne sait plus où se cacher.

Tout à coup, le beau Thierry s’arrête.

-       Attention tu vas te faire attraper !

Je crie comme quand j’assistais aux spectacles de marionnettes à la maternelle.

Il regarde en haut, en bas, sur les côtés. Il semble me fixer. Comme il est beau ! Il s’approche, enjambe l’écran et se retrouve dans mon salon !

 

-       Vite, où puis-je me cacher ?

 

J’éteins la télévision.

 

-       Ne t’inquiète pas Thierry, tes poursuivants ont disparu.

 

Il court dans l’entrée et monte les escaliers quatre à quatre. Je pars à sa suite, et je le rattrape, juste avant qu’il ne saute par la fenêtre de la salle de bain. La dame de la maison d’à côté est à sa fenêtre. Elle regarde ce beau jeune homme en collant moulant et tunique verte, et moi qui lui dis :

 

-       Non, je t’en prie Thierry, ne saute pas !

Elle secoue la tête et referme son rideau. Elle doit se dire que sa voisine divorcée a un nouvel amant qui veut se suicider pour ses beaux yeux. Je passe sur la tenue du bellâtre, encore une perversité… Bonjour la réputation !

 

-       Thierry, descends, s’il te plaît, tout le monde nous regarde !

 

Le pauvre garçon semble perdu, il vient d’apercevoir les voitures garées dans la rue.

 

-       Qu’est-ce que c’est que ces drôles de charrettes ?

 

Il fronce les sourcils et s’écrie :

 

-       Ce sont des Anglais !

 

Il ajuste sa fronde et balance un caillou dans la vitre de la Mercedes de Johnny, le dealer du bas de la rue.

 

-       Bien joué ! Quel idiot ! Tu n’es pas assuré en plus ! Johnny va être furieux.

 

-       Je suis très assuré au contraire ! Johnny doit retourner au Royaume d’Angleterre. Je ne les laisserai pas envahir la France !

 

Bien sûr… On est mal partis, comment lui expliquer ?

 

-       La guerre est finie Thierry, les Anglais sont repartis chez eux, ce sont nos amis maintenant. Et Johnny n’est pas anglais, tu lui as cassé sa voiture, il faut te calmer maintenant. Il n’y a pas de danger, d’accord ?

Par où commencer ?

 

-       Tu as fait un bond dans le temps, tu es passé du 14ème au 21ème siècle, tu comprends ? Je ne sais pas comment c’est possible, mais regarde autour de toi, rien n’est pareil qu’à ton époque.

 

Thierry voit bien que quelque chose ne va pas. Il regarde la route goudronnée, les réverbères, les drôles de maisons, ce qui meuble ma salle de bain. Il a l’air sonné. Nous redescendons et je lui montre la télévision.

 

-       Je vais l’allumer et tu vas mieux comprendre.

 

La série réapparaît à l’écran,  Thierry voit ses compagnons courir dans les bois et se cacher dans les arbres. Il est encore plus beau qu’à la télévision. Il a des cheveux très noirs, une peau parfaite et un sourire, un sourire ! Hum, il sourit parce qu’il a vu la belle et jeune Isabelle, je ne suis qu’un vieux tromblon pour lui. C’est le monde à l’envers décidément ! N’oublions pas que ce cher Thierry a quand même pas loin de sept cents ans ! En même temps, je me dis qu’au 14ème siècle, à trente ans, on était un vieillard, avec les dents pourries et une espérance de vie à cinq ans. En réalité, il doit penser que j’ai vingt-cinq ans ! Je me redresse, un peu ragaillardie.

 

-       Ecoute Thierry, si tu dois rester ici quelques temps, il va falloir changer de vêtements.

 

Son collant moulant est très seyant, mais pour sortir, ça va être un peu voyant. Il se lève. Il a les fesses musclées juste ce qu’il faut, il est trop craquant.

 

-       Viens avec moi, on va bien trouver des fringues dans l’armoire de mon fils.

 

Je lui sors un jean slim, et un tee-shirt blanc. Il est sublime !

 

-       Où se trouve le château ?

 

 

-       Quel château ?

 

-       Le château de ton seigneur ! Cette maison est étrange, mais je serais curieux de voir la forteresse.

 

Il n’a pas été long à voir que j’étais une manante. Je lui montre une photographie de l’hôtel de ville, en lui disant que nous avons choisi notre seigneur, et que nous ne travaillons pas pour lui, c’est lui qui travaille pour nous.

 

-       Quelle drôle de peinture, dit-il en caressant la photo. Votre seigneur travaille pour vous ? C’est impossible ! Tu veux dire qu’il vous protège.

 

 

-       Non, c’est la police qui nous protège. Nous payons des impôts, il touche une indemnité, de l’argent, et décide des travaux qui vont être faits dans notre ville.

 

-       Tu veux dire que votre seigneur est pauvre ?

 

-       Euh non, on le paye décemment tu sais !

 

-       Mais vous êtes riches ?

 

Il regarde l’intérieur de ma maison bizarre. Ce décor n’est pas celui qu’il espèrerait d’une maison riche.

 

-       Non plus. On travaille, et on paye des impôts, c’est tout.

 

Une sonnerie le fait sursauter, il se lève et regarde de tous côtés, prêt à utiliser sa fronde. J’ai reçu un sms…

 

-       Tiens Josy m’invite à un barbecue samedi, son mari est anglais, mais il est très gentil, rassure toi !

 

Le pauvre Thierry est incrédule.

 

-       Où est ton mari ?

 

-       Il m’a quitté il y a longtemps déjà.

 

Il regarde par la fenêtre.

 

-       Où sont tes légumes ? Tu as des champs, des chèvres, une vache ?

 

Je souris.

 

-       Quelques framboises dans le jardin, et j’ai préféré prendre un chat comme animal de compagnie.

 

-       Ce monde est très étrange, je vois que les Anglais sont repartis chez eux, et ça me rassure, mais je n’aime pas ton monde, il sent mauvais. Tes vêtements ne sont pas confortables, et j’ai envie de courir dans les bois. Comment faire pour retourner dans le passé ?

 

Mystère et boule de gomme mon petit chéri !

 

-       On va essayer quelque chose.

 

Je l’approche de la télévision qui est restée allumée. Ses amis sont dans une espèce de taverne, en train de boire et de manger.

 

-       Essaie de toucher l’écran pour voir. Si ça marche dans un sens, ça doit marcher dans l’autre.

 

Thierry s’approche, Isabelle lui sourit, il repasse à travers le poste de télévision. Il ne me reste que sa tunique et son joli collant !

 

 Photographie : Truus, Bob et Jan Too !

 

 

 

La Saint Valentin

Source de l'image : amateur72

Soirée télé chez Clothilde

 Il est 18 h Clothilde rentre du travail, ça fait du bien d’être enfin chez soi. Dans le frigo il y a des restes du repas de samedi soir, pas de cuisine à faire, elle va réchauffer le gratin de potiron au micro-onde. Il reste aussi un peu de vin rouge d’Afrique du sud, elle va arroser son repas d’un petit verre. Elle  va s’installer devant la télé, et dîner tranquillement. Pour commencer, elle monte prendre une douche pour se mettre dans une tenue plus confortable.

 

Elle redescend vers 18h30, et  passe par le salon pour fermer les volets avant d’aller dans la cuisine, il ne faudra pas qu’elle oublie de les rouvrir demain. Bonne soirée en perspective. Problème : il y a un homme allongé par terre à côté des tables gigognes.

 

« Qu’est-ce qu’il fait là ? »

 

Clothilde est très ennuyée, elle qui pensait passer une soirée cool, elle doit changer ses plans.

 

Elle se penche vers lui pour voir son visage. Elle ne le connait pas. Elle le secoue un peu :

 

« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites là ? »

 

C’est très ennuyeux vraiment !

 

« Quelle idée de venir mourir ici. Vous ne pouviez pas mourir chez vous ? »

 

Les gens sont décidément sans gêne, Clothilde ne ferait jamais une chose pareille ! Bon, il va falloir qu’elle se débarrasse du corps, en plus cette chemise à rayures ne va pas du tout avec la couleur de son canapé.

 

« Qu’est-ce qu’il est lourd ! »

 

 Cet homme doit faire un bon mètre quatre-vingt-cinq et quatre-vingt-dix kilos !

 

« Réfléchissons ! »

 

Il n’a pas saigné, c’est déjà ça, elle n’aura pas à laver le sol. Par contre si elle le laisse là trop longtemps il va se vider.

 

« Quelle galère ! Moi qui suis fatiguée, ce n’est pas le moment de me faire des coups comme ça ! »

 

La jeune femme va appeler son frère, elle a une vieille malle en fer dans la cave, il va l’aider à mettre le bonhomme dedans et direction la ferraille ! Il sera fondu et recyclé, il deviendra un clou, ou un porte manteau en fer forgé.

 

« Je t’achèterai et je pourrai suspendre mes vêtements sur toi, pas mal comme idée, non ? »

 

Elle envoie un message à son frère qui arrive très vite.

 

« Ecoute Clothilde, j’en ai assez, c’est le troisième ce mois-ci, ça ne peut plus durer ! 

 

-       Le troisième tu es sûr ?

 

-       Oui j’en suis sûr, le ferrailleur va finir par se poser des questions.

 

 

-       Je n’y peux rien si ces bonshommes viennent mourir chez moi ! Il faut bien en faire quelque chose !

 

-       Aide moi à le mettre dans la malle, je l’emmène dans ma camionnette et on n’en parle plus.

 

Aussitôt dit aussitôt fait, l’homme et sa chemise bariolée disparaissent.

 

-       C’est quand même bizarre que tu ne les connaisses pas.

 

-       Si tu veux mon avis, tout est bizarre dans cette histoire.

 

 

Olivier part avec la malle dans le coffre. Clothilde reste seule et peut profiter enfin de sa soirée.

 

Vers 21 h on sonne à la porte.

 

« Zut, ma série vient à peine de commencer, on ne peut jamais être tranquille ! »

 

C’est un pompier qui vient vendre des calendriers. Avant lui un éboueur, un facteur et un membre d’une association pour les paralytiques sont venus demander des étrennes à Clothilde. Elle a offert un café à chacun, il fait froid en cette saison. Le pompier, comme les autres boit le liquide chaud. Il s’écroule dans le salon. Clothilde retourne s’assoir sur son canapé dans la salle de télévision.

 

« Ouf ! Heureusement que j’ai eu le réflexe d’appuyer sur « pause » ! »

 

Sortie en mer

Sous le sapin exactement

C’est Noël. J’adore cette fête, les décorations, les cadeaux, les plats spéciaux… J’ai envie de plein de choses cette année. Bien sûr j’ai habilement distillé quelques idées à ma petite famille : du parfum, un collier, une écharpe, des livres, des CD, toutes ces choses qui ne se trouvent pas sur la liste de courses.

Le 24 arrive, j’ai choisi les cadeaux que j’offre avec soin, j’espère faire plaisir à tout le monde. J’ouvre mon paquet, qui est ridiculement petit. Une bague ? C’est certainement une bague ! Mon chéri veut sceller notre union par un bijou précieux, comme il est gentil, je l’adore !

C’est un porte-clefs. Un porte-clefs ridicule, même pas joli, même pas sophistiqué, une merde.

La déception se lit sur mon visage. Dire que j’ai passé des heures à trouver ce qui plairait à chacun. Toute ma prime de Noël y est passée. Toutes ces heures sup’ que je me suis tuée à faire pour acheter des présents à tous ces ingrats, ces radins. Je sens la colère monter.

-Oh mais tu as encore un paquet, derrière le pied du sapin !

Ma famille est hilare. Je vais finir par les détester tous. L’autre paquet est encore plus petit. Qu’est-ce qu’ils ont mis dedans, une barrette trouvée dans une pochette surprise ? Ils ont l’air très satisfaits, regardons et ouvrons le cadeau.

-Une clef !

Ce n’est pas une clef de Ferrari si c’est à ça que vous pensez. Peut-être une clef de placard. M’auraient-ils offerts une armoire à pharmacie ? Ils n’arrêtent pas de se moquer de toutes les vitamines que je prends pour être en forme. C’est une plaisanterie certainement. Je déteste les plaisanteries à Noël, c’est une fête sérieuse, une fête de famille, on ne fait pas de farce, on fait plaisir !

-Tu ne nous demandes pas ce que ça ouvre ?

Me demande mon nigaud de mari. Il va falloir que je le change celui-là, il commence à me saouler grave.

-Qu’est-ce que ça ouvre ?

Demandai-je d’un air candide.

En fait je ne veux pas le savoir, je ne supporterai pas une troisième déconvenue. Moi qui me voyais m’aspergeant de Channel numéro 5, ou faisant briller ma bague sous les lumières du sapin. J’ai dans la main une clef minuscule et un porte-clefs moche.

-Ton cadeau est dans la cave !

Chantonne mon fils. Dans la cave ! Tu m’étonnes ! Prochaine étape la poubelle !

Nous descendons l’escalier. Derrière la porte se trouve un énorme vélo noir. Je déteste faire du vélo, quoique depuis que j’ai acheté mon nouveau deux roues je commence à y trouver du plaisir.

-Tu as vu comme il est beau, tu es contente ?

Je n’ai plus envie de jouer, mais comme je suis bien élevée je fais semblant :

-Il est très grand. Merci.

-Tu ne remarques rien ? Demande ma fille.

-Pourquoi est-ce qu’on t’a offert une clef et un porte-clefs ? 

Ça y est nous voilà à « Questions pour un Champion » ! Je les avais oubliés ceux-là. Oui, pourquoi m’ont-ils réservé des cadeaux aussi loin de moi ?

-Regarde, c’est un vélo électrique mon Amour, comme ça tu pourras me suivre dans les côtes !

Je comprends tout ! Depuis des mois, Pierre se plaint que je suis nulle en vélo, que je n’arrive pas à le suivre. Il me montre des grand-mères sur des bicyclettes électriques. Elles montent les pentes les plus raides comme si c’était des faux plats. Me voilà donc devenue une vieille dame à ses yeux. J’ai envie de pleurer, pourtant je m’approche du vélo, et j’essaie de le faire avancer, il pèse une tonne ! Je ne pourrai même pas le sortir de la cave toute seule.

- J’ai vendu ton autre bicyclette pour acheter celui-là, il est beaucoup plus cher.

Je suis coincée ! Moi qui adorais mon beau vélo bleu ciel, cet imbécile l’a vendu pour m’acheter ce poids mort, et sans mon autorisation en plus ! Encore un pas de plus vers la perte d’autonomie, je ne peux plus faire un pas sans lui. Je suis condamnée à me lever à l’aube par tous les temps pour aller faire du vélo électrique sur des côtes à 80 %.

Je suis désespérée, je n’ai plus envie de jouer la comédie, j’en ai marre qu’on ne tienne pas compte de mes goûts et de mes envies. J’en ai marre qu’on me traite comme une empotée qui ne peut rien faire toute seule. Mon horizon se rétrécit. Je remonte dans la maison, je vais dans ma chambre, je fais ma valise, et je pars une semaine aux Caraïbes, Yes !!!

Souvenir de mon premier film

J’ai 4 ans, je ne connais pas très bien mon père, il est marin et part six mois de l’année sur son bateau. C’est grâce à lui que nous pouvons acheter à manger et aussi des vêtements, c’est ce que me dit ma mère. Quand il revient à la maison il me fait un peu peur, il est très grand, parle avec une très grosse voix, pique quand on l’embrasse, ce que je suis obligée de faire le matin, le soir et à chaque fois que je sors ou que je rentre.

-       Pourquoi est-ce que tu n’emmènerais pas ta fille se promener ?

Qu’est-ce que raconte ma mère ? Je n’ai pas du tout envie de sortir avec ce monsieur ! Je ne suis jamais sortie sans Maman.

 

-       Bonne idée ! Je vais l’emmener au cinéma, il y a le dernier De Funès à  l’Omnia.

-       Tu n’as pas peur qu’elle soit un peu petite ?

-       Mais non ! Tous les enfants y vont, c’est un film pour les jeunes. Papa t’emmène voir un film Dimanche, tu es contente ?

Mon sort est scellé, les grands ont décidé ! Je vais voir un film avec une espèce d’ogre que j’appelle papa et en plus je dois manifester mon contentement !

-       Tu n’as pas l’air heureuse, je t’achèterai un Esquimau à l’entracte.

Ça s’achète les Esquimaux ? Il aura un igloo ?

 

Le temps passe, je vais à l’école, je joue, je regarde la télévision mais, rien. Mon père a dû oublier qu’on devait sortir tous les deux. De temps en temps j’entends ma mère dire :

-       Clothilde va au cinéma avec son père dimanche.

Ses amies s’extasient :

-       Tu en as de la chance ! J’aimerais bien aller au cinéma moi aussi !

Je leur laisse ma place si elles veulent !

Un après-midi alors que je ne m’y attends pas du tout, je vois mon père se préparer, mettre sa grosse canadienne marron, ses chaussures bien cirées, ses gants en cuir :

-On va au cinéma tous les deux en amoureux !

 

La peur m’envahit, j’aimerais tellement que ma mère vienne avec nous, mais elle doit rester avec ma petite sœur. Cet homme me fait peur.

 

Nous partons. Le cinéma n’est pas très loin de chez nous, mais pour mes petites jambes c’est un peu compliqué. Je bute et m’affale sur le trottoir.

-Nom de Dieu, rugit l’ogre qui me tient par la main. Tu t’es fait mal ?

 

Je pleure, la tension est trop forte.

 

-Quelle idée j’ai eu de t’emmener !

 

Il me relève en m’attrapant le bras avec sa main de géant.

 

Je n’ose rien dire et je ravale mes larmes.

 

Il y a la queue devant le cinéma. Mon père a pris des places au balcon, nous montons le grand escalier avec son tapis rouge. Il n’y a pas d’enfants de mon âge, ils sont tous très grands, ils ont l’air très heureux d’être là, ils rient et plaisantent avec leurs parents. Je me sens toute petite au milieu de cette foule excitée.

Nous nous asseyons sur de beaux fauteuils en velours grenat,  je ne vois absolument rien, la personne qui se trouve devant moi cache ce qui semble intéressant à voir. Des dessins animés se succèdent, ils sont très loin et je dois me pencher à droite et à gauche pour apercevoir quelque chose. Tout à coup les lumières se rallument, je n’ai pas vu Louis De Funès, c’est bizarre le cinéma.

 

-       C’est l’entracte, tu veux un esquimau ?

Je pense qu’il vaut mieux que je dise oui.

 

Une dame transporte un grand panier en osier à son cou, ça doit être amusant pour jouer à la marchande ! Mon père lui achète un petit paquet enveloppé dans du papier. Je ne sais pas trop quoi en faire, j’essaie d’enlever le papier mais ça n’est pas très facile. Mon père m’aide un peu énervé. En fait c’est une glace, j’adore les glaces ! Les lumières s’éteignent à nouveau avant que j’aie le temps de finir ma crème glacée, ça coule partout. Un autre film est projeté, c’est vraiment long le cinéma. Les personnages crient, se poursuivent, gesticulent, je ne comprends absolument rien.

 

Soudain mon père me touche et me dit :

 

-       On s’en va, tu as bien dormi, si j’avais su on serait restés à la maison ! Tu t’es mis de la glace partout ! Tu n’as même pas fini de la manger!

Je n’ai pas dormi ! Le film n’était pas très bien, mais j’ai tout regardé !

 

Le lendemain, je suis  très fière de dire à mes amis que je suis allée au cinéma avec mon père. Je ne peux pas dire le titre du film, mais par la suite j’ai toujours adoré les salles obscures. Ce film c’était Oscar d’Edouard Molinaro. Je l’ai revu par la suite, et je ne pense pas qu’il soit très adapté pour un enfant de 4 ans.

 

 

Mon père n’était pas très doué avec les enfants, mais je sais maintenant que c’était aussi impressionnant pour lui que pour moi de sortir avec sa petite fille.

FB arielleffe

Souvenirs d'enfance

Les souvenirs qu’ils soient d’enfance ou pas, viennent par en-dessous, ils viennent nous sur-prendre. Ils se hissent au-dessus de nos têtes sans prévenir.

 

On est tranquillement installé dans un fauteuil, on lit un bouquin passionnant, on fait des longueurs de piscine, on parle devant un auditoire de cent personnes, on fait des courses au supermarché, on est dans la voiture, et tout à coup, il arrive, ce souvenir enfoui depuis des années dans un coin reculé de notre cerveau. Il arrive assez sournoisement, l’air de rien, mais il est là et on ne peut pas l’ignorer. Il nous prend et nous emmène loin dans le passé.

 

Aujourd’hui,  je donne une conférence sur un auteur américain, je suis concentrée, il n’y a pas de bruit dans la salle. Soudain, une odeur, un parfum, passe sous mes narines. D’où vient-il, est- il produit par un déplacement d’air causé par les gens qui m’écoutent ? Est-ce un courant d’air qui trouve son origine dans l’entrouverture d’une porte ou d’une fenêtre ? Sans véritable raison, je me sens bien, rassurée, ça sent la violette. Je suis sur une estrade devant  des dizaines de personnes et me voilà transportée dans le passé, dans les années 60. Ma grand-mère vient d’entrer, elle retire son manteau, puis son gilet gris perle. Elle les pose soigneusement sur le lit de mes parents. Elle enlève son chapeau à voilette, et ses cheveux blancs  crépus s’échappent comme d’une boîte. Mémé les discipline avec deux peignes gris qu’elle fixe de chaque côté de sa tête, un peu vers l’arrière. Ensuite c’est au tour de son carré de soie qu’elle porte autour du cou. Elle le dénoue, et d’un geste ample de la main droite, elle le retire. Je le suis des yeux tel un oiseau qui s’envolerait. L’air est immédiatement embaumé d’un parfum de violette. Mémé est toute petite mais elle doit se pencher pour me tendre sa joue ridée comme une vieille pomme. Elle a la peau tellement douce, et son odeur est si sucrée. La concentration de parfum est plus importante là où elle a porté son foulard.

 

Je reviens dans l’auditorium, l’intermède est terminé, je retourne à mon travail.

 

Après la conférence, je fais mes courses au supermarché, la lumière crue m’agresse, les chariots s’entrechoquent.  Une femme blonde parle dans un micro, sa voix semble trop forte, mais elle doit couvrir la musique d’ambiance pour se faire entendre. Elle me tend une petite cuillère en plastique :

 

« Voulez-vous goûter mon excellente confiture ? »

 

Je m’approche de son stand. Je plonge ma cuillère dans la marmelade d’orange. Le goût est à la fois très sucré et un peu amer. Je ferme les yeux, le bruit disparaît. Dans ma bouche il n’y a pas seulement de la confiture, il y a aussi un boudoir trempé dans un sirop parfumé au rhum. C’est la Charlotte du Dimanche de ma mère. J’ai mis longtemps à l’apprécier.  Ce goût était vraiment trop étrange pour une petite fille. Mais avec le temps, et un peu de crème anglaise, ce dessert est devenu l’un de mes préférés. Nous sommes assis tous les quatre autour de la table, mon père à gauche, ma sœur à côté de lui. Je suis au bout, je préside, avec une vue imprenable sur la télévision. En fait, nous sommes disposés de façon à pouvoir regarder l’écran, le mieux possible. Mon père a la meilleure place, il peut changer de chaîne très facilement - sans télécommande, on est obligé de se lever pour appuyer sur les boutons. Ma mère se trouve sur la droite, elle doit se tordre le cou pour regarder la « Séquence du Spectateur ou Monsieur Cinéma ». Elle se lève toutes les cinq minutes pour nous servir, elle a du mal à suivre les émissions, sa place a donc été choisie pour avoir un accès facile à la cuisine et nous permettre de voir du mieux possible. Comme d’habitude, elle se sacrifie pour notre bien-être. L’odeur du ragoût de mouton flotte encore, les chants de la messe résonnent dans mes oreilles.

 

Je rouvre les yeux. Ce souvenir n’a duré que quelques micro secondes en temps réel, la vendeuse ne s’est rendu compte de rien. Je place trois pots dans mon caddie, je la remercie et je continue mon chemin.

 

Je rentre à la maison, je suis en voiture sur une route de campagne, il pleut. La route est étroite, bordée de talus, soulignés par des fossés herbus. Des gouttelettes s’accrochent aux fougères. J’ai soudain l’impression d’être en vacances. Je ne suis plus en Normandie, mais en Bretagne. Je vais avec ma tante ramasser de l’herbe pour les lapins. Elle connaît les endroits où il faut s’arrêter. Nous portons des bottes en caoutchouc. Avec sa petite faucille, elle coupe de hautes herbes qu’elle fourre dans un grand panier. Je l’aide en arrachant ce que je peux avec mes mains. Je me coupe un peu, mais les gros lapins gris auront de quoi se mettre sous la dent. Ils nous attendent au fond de leurs clapiers. Dès qu’ils voient la verdure, ils s’en emplissent la bouche et la cisaillent avec leurs grandes dents. Ils remuent leurs petites queues, ils sont contents. Ces pauvres naïfs ne savent pas qu’ils vont finir en civet, dès qu’ils seront assez gras. Ils devraient s’affamer pour avoir une chance de rester en vie, mais ils se précipitent sur la nourriture et accélèrent leur mouvement vers la mort. L’herbe coupée sent bon, je la sens à présent grâce à ma vitre baissée.

 

Le soir, je suis dans le salon, confortablement installée. J’écoute la musique enregistrée sur mon MP3, de façon aléatoire. Tout à coup, j’entends une chanson du groupe britannique Queen, Bohemian Rhapsody.

 

Me voilà transportée en 1976. Je suis assise sur le canapé marron de la salle à manger, salon, bureau. La lampe éclaire la pièce d’une lumière jaune. Mon père écoute France Inter sur son poste de radio ramené en fraude de Singapour. Il est environ 18 heures, la nuit est déjà tombée. Après avoir entendu pas mal de chansons françaises, la musique du groupe Queen envahit la pièce. Nous tendons tous les deux l’oreille, et mon père se lève pour monter le son. C’est un homme qui passe ses journées assis sur une chaise, depuis qu’il est à la retraite. Il lit, fume, écoute la radio, regarde la télévision. Il ne se lève pour monter le son que pour des émissions ou des chansons exceptionnelles. Il lui arrive même de chanter de sa belle voix chaude. Cette chorale rock nous émeut, la voix de Freddie Mercury est claire et aigue comme celle d’un ténor. Le piano qui joue une mélodie douce contraste avec la violence des paroles. La chanson raconte l’histoire d’un garçon qui a tué un homme et qui sait qu’il a gâché sa vie. Seule la batterie donne un indice sur ce qui se passe réellement, puis les guitares et la voix de Freddie qui devient plus rauque par moments. Certains passages font aussi penser à une pièce de théâtre, on entend la foule qui veut arrêter le pauvre garçon et lui qui se défend.

 

La chanson est finie, je suis sur mon canapé marron, mais nous sommes en 2013.

 

Le lendemain matin, je suis à la piscine, je fais des longueurs, j’adore ça. L’eau glisse le long de mon corps, mes mains entrent sans faire de bruit et repoussent les flots derrière moi. Mes pieds battent en cadence, il faut que je trouve le rythme pour avancer plus vite, pour rendre mes mouvements plus efficaces. J’accélère, je me bats contre les éléments.

 

Mes pensées s’échappent du bassin, mon corps part en guerre. Je me retrouve dans un cours de danse. Nous sommes dans le gymnase de l’école. Nous sommes habillées de tutus en acrylique qui n’ont rien à voir avec les tenues sublimes des vraies danseuses, auréolées de tulle et de voiles. A nos pieds de vulgaires chaussons de « danse rythmique ». Je pensais entrer dans le temple de la grâce et de la beauté,  je me retrouve dans un cours de gymnastique. La professeure, qu’on appelle Mademoiselle A, porte un justaucorps et des ballerines noires en cuir. Sa supériorité est tout de suite évidente, ELLE a une tenue de vraie danseuse, et pas nous.

 

Aujourd’hui, les sauts de chat. Elle nous montre avec grâce, comment sauter sur le côté, en relevant et abaissant les bras pour maintenir notre équilibre. Nous nous entraînons en parcourant une diagonale dans la salle. Ses chouchoutes arrivent tout de suite à effectuer le mouvement. Pour une fois, je suis assez satisfaite de mes performances. Elle demande à mon amie Annie, dont elle ne se rappelle jamais le prénom, de montrer aux autres ses sauts de félin. Mademoiselle A aime demander à ses élèves de faire les démonstrations des exercices. En général, elle demande aux meilleures élèves de s’y coller. Annie n’est pas une bonne élève, elle n’est pas vraiment taillée pour la danse, ni pour aucun sport d’ailleurs. On pourrait la qualifier de gauche. Ma copine se ridiculise en crapahutant d’un bout à l’autre de la salle avec des gestes désordonnés. J’entends des rires étouffés. Cependant Mademoiselle ne fait aucune remarque, elle se tourne vers moi avec un sourire :

« Et maintenant à toi ma grande ».

C’est en général mon nom, je suis beaucoup plus grande et plus costaudeque la moyenne des enfants de mon âge, 1.45 pour 45 kilos  à 9 ans, ma mère me prépare des goûters de pain et de plusieurs portions de « Vache qui Rit » chaque jour. Je n’ai pas le profil filiforme de la danseuse classique. Je suis étonnée mais fière de servir d’exemple, je m’applique et effectue trois Sauts de Chat là où les autres, plus petites en font six ou sept.

« Voilà exactement ce qu’il ne faut pas faire ! »

J’attendais des félicitations, et c’est l’humiliation suprême ! Je deviens rouge comme une pivoine.

Je bats la mesure avec mes bras et mes jambes, j’avance de plus en plus vite, arrivée au bout du bassin, j’effectue un demi-tour parfait, et je repars en sens inverse. Chaque mouvement me permet d’évacuer la colère et l’humiliation ressentie ce jour-là.

 

Ces sortes de rêveries qui arrivent par en dessous et nous submergent, sont des souvenirs. Ils nous surprennent, nous attendrissent ou nous mettent en colère. Ils font revivre des personnes mortes depuis longtemps. Heureusement qu’ils sont là. Le passé vient se confondre avec le présent, ils nous permettent de ne pas oublier.

 

FB arielleffe

Souvenirs de vacances

J’ai une petite sœur !!!! Elle est toute petite, je ne la vois pas beaucoup, elle est soit dans les bras de ma mère, soit dans son berceau, ou bien dans son landau. Elle est toujours emmitouflée dans des couvertures et des langes, forcément elle est née l’hiver donc  elle est toujours malade, ma mère a peur qu’elle ne meurt. Moi je suis née l’été, je suis solide !

-       Elle a encore une rhino pharyngite, elle ne mange rien !

Moi j’ai bon appétit, et je  suis  en bonne santé ! Mais moi on ne me regarde pas.

-       Quel joli bébé, elle ressemble à sa mère, guili guili !

Moi je ressemble à mon père, il est gros et il pique quand on l’embrasse.

 

Un jour, une lettre arrive de Bretagne.

 

Chère Janine,

Mon petit garçon s’ennuie, si tu veux tu peux m’envoyer ta fille en vacances cet été. Notre sœur Lucienne peut passer par Le Havre et nous la ramener. La petite pourra rentrer avec toi quand tu viendras passer quelques jours chez nous avec le bébé.

Je t’embrasse,

Madeleine

 

Quelle bonne idée, je vais pouvoir jouer avec un copain et ne pas rester à attendre que Miss l’ange se réveille, boive son biberon et fasse son rot.

-       Oh elle a souri,  regardez comme elle est mignonne !

Il est temps que je parte d’ici.

 

Un jour, on frappe à la porte, une dame et un monsieur arrivent avec deux très très grands enfants. Le garçon a l’air gentil mais il est beaucoup plus vieux que moi, il doit avoir douze ans et moi quatre, pour jouer ça va être compliqué.

-       Alors on t’emmène tu es contente ?

Lucienne est ma tante, elle a la même voix que ma mère mais elle est beaucoup mieux habillée. Je ne sais pas quoi répondre, je ne sais pas si je suis contente, et je ne sais pas si j’ai envie d’aller en vacances avec eux. D’abord c’est quoi les vacances ? C’est quand il n’y a pas d’école, je suis déjà en vacances !

 

Le lendemain nous partons en voiture. Ils doivent être riches parce qu’ils ont une voiture. Mes parents n’en ont pas. Mon oncle Henri est très énervé, les deux grands se chamaillent.

A peine sommes-nous partis que nous nous arrêtons pour manger dans un restaurant.

-       Alors tu as bien dormi ? Tu  as piqué  un sacré roupillon !

 

 Ca amuse beaucoup mon cousin Riton, il a des fossettes au milieu des joues quand il rit, comme moi, et comme sa sœur, nous sommes de la même famille !

Je ne suis jamais allée au restaurant, il y a des tables avec de jolies nappes à carreaux et des chaises en bois.

-       Qu’est-ce que tu as prévu à manger ? Demande mon oncle.

Ma tante a l’air très ennuyée.

-       Je crois que le poulet est resté chez Janine dans le frigo.

 

-       Comment ! On n’a rien à manger, je conduis, je suis fatigué et il n’y a rien à manger ! Tu es une bonne à rien, ce n’est pas possible !

Tata Lulu qui est très gentille, est très embarrassée. Nous sommes dans un restaurant où « on peut apporter son manger », sauf que nous on l’a oublié dans le frigo… Mon oncle n’a pas l’air très gentil, j’espère que ceux chez qui  je vais sont plus gentils que lui.

Le restaurateur nous amène du poulet et des frites, tout est très bon, mais mon oncle n’arrête pas de dire que ça va coûter cher, alors je n’ose pas toucher à mon assiette.

-       Et en plus elle n’a rien mangé ! Un plat acheté pour rien !

Les adultes ne sont jamais contents.

Après des heures en voiture, et plusieurs arrêts pipi et vomi qui ont encore énervé tonton Henri, nous arrivons à Lamballe en Bretagne.

La maison où habite ma tata Madeleine est très grande, elle est partagée en appartements. Plusieurs familles de gendarmes habitent là, il y a un très grand jardin autour, c’est la campagne, j’adore !

Par contre j’ai un peu peur de rencontrer mon oncle, si je fais une bêtise il va peut-être me mettre en prison, et s’il est aussi méchant qu’Henri…

 

Un garçon de mon âge s’approche.

-       Dis bonjour à ta cousine, ne sois pas timide !

Le courant passe tout de suite, il est habillé en cowboy comme dans les films. Il me tend un chapeau à larges bords, et nous partons en courant nous amuser.

 

Pendant deux mois j’ai appris ce que voulait dire le mot « vacances ». Nous partions le matin dès huit heures et excepté au moment des repas, nous ne rentrions jamais dans la maison. Il m’a montré comment attraper les limaces, j’ai vu ma tante tuer et dépecer un lapin. J’ai fait de la voiture à pédale, et j’ai fait un tas de bêtises dont personne ne s’apercevait, puisque personne ne nous surveillait.

 

Un jour, ma mère est arrivée avec ma petite sœur qui était toujours un bébé :

-       Tu vas la trouver changée !

Et bien non, elle ne marche pas et ne parle toujours pas ; J’ai su que ce merveilleux moment allait bientôt prendre fin, que j’allais retourner dans le petit appartement sombre à l’atmosphère irrespirable.

 

 

Le retour au Havre se fit en taxi breton. C’est un taxi que les marins prennent pour embarquer au port ou pour rentrer au pays. Il m’a fallu quelques jours pour me réhabituer à la vie citadine. La rentrée approchait, la pluie était de plus en plus fréquente. J’étais bien aussi finalement avec ma mère et ce petit bébé qu’il me tardait de voir grandir pour jouer aux cowboys. L’année prochaine je retournerai en Bretagne c’est sûr !

Sur la route

Rien ne va jamais, quels que soient les efforts que je fournisse, il y a toujours quelqu’un pour critiquer ce que je fais.

 

-       Tu dors encore ?

 

-       Il n’y a rien à manger ? (Le réfrigérateur a été rempli à ras bord par mes soins).

 

-       Tu ne vas pas sortir dans cette tenue ?

 

-       Votre travail n’est toujours pas fini ?

 

-       Tu es toujours malade !

 

Bref, même si je parcours des kilomètres à pied, si je change de menu à tous les repas, si j’essaie de porter des talons hauts qui me tuent les orteils. Si je travaille douze heures par jour et que je me gave d’anti douleur, il y a toujours quelque chose qui cloche.

 

J’EN AI MARRE !!!!

 

En surfant sur internet, je trouve un camping-car Volkswagen, parfait pour une personne – c’est ce qui est écrit sur l’annonce. Il est entièrement aménagé. J’appelle et je l’achète. Je prépare mes valises dans la foulée et je quitte la maison en laissant un mot sur la table avec mon portable.

 

« Je pars en vacances. »

 

Mon nouveau « chez moi » est orange et beige. L’arrière se relève et peut faire auvent ou abri contre la pluie. Il y a une couchette-divan, un petit évier et des placards partout. Le moteur et les pneus sont neufs, et tout a été entièrement révisé. J’achète un nouveau portable avec un nouveau numéro, et je pars.

 

Dès les premiers kilomètres, un vent de liberté souffle dans mes cheveux. Le poids qui pesait sur mes épaules s’allège. J’arrive à atteindre 100 kilomètres/heure avec mon bolide. J’ai emporté un livre de cartes routières. Je décide de suivre le tracé de la côte en descendant vers le sud. Mon autoradio fonctionne, il a même une prise usb, j’écoute Pharrell Williams à fond :

 

« Clap your hands

If you feel like a room without a roof”

 

Je ne me sens plus comme une pièce sans toit, j’ai mon petit VW qui file sur l’asphalte avec sa bonne bouille des années 70.

 

« Clap your hands

If you feel like happiness is the truth.”

 

Le bonheur il n’y a que ça de vrai, il a raison Pharrell, rien de tel que de se sentir heureux.

 

« Clap your hands

If you feel what happiness is to you. »

 

Pour moi, en ce moment, le bonheur, c’est d’être seule et de chanter en battant la mesure sur le volant de mon minibus.

 

« Clap your hands

If you feel that’s what you wanna do. »

 

Oui ! C’est tout à fait ce que je veux faire.

 

Je suis partie à 13 heures et en deux heures je n’ai parcouru que 100 kilomètres. Personne ne me dit que je me traîne, personne ne me dit qu’on va arriver tard. Je roule à mon rythme  et je m’arrête quand je veux.

 

Après cinq heures de route et un arrêt au bord d’un champ de colza d’un jaune éclatant, je décide de garer mon mini van sur un parking face à la mer. J’ai des stores aux fenêtres, personne ne peut soupçonner que je couche dedans.

 

Je me réchauffe une boîte de raviolis, je porte un jogging en polaire et une doudoune. Nous sommes au printemps mais personne ne va me dire :

 

-       Il fait 15°C et tu t’habilles comme en plein hiver !! Tu n’es pas très glamour.

Un tremblement agite mes mains. Combien de réflexions désagréables ai-je dû entendre depuis que je suis née ? Des centaines, des milliers. J’ai toujours eu l’impression de créer des problèmes aux autres, mon inconfort dérangeait.

 

-       Comment as-tu fait pour te tordre le pied, le trottoir est droit !

 

-       Tu es encore tombée, fait attention bon sang, tu me stresses !

 

-       On ne va pas vivre les fenêtres fermées sous prétexte que tu as toujours froid, on étouffe, j’ai besoin d’air !

 

-       Tu ne peux pas mettre des chemises de nuit sexy ? les polaires c’est pas terrible.

 

-       Tu as mal à l’épaule parce que tu as fait le lit ? Tu t’écoutes trop !

 

J’en étais arrivée à me dire que les autres devaient avoir raison, je suis une emmerdeuse, je dois faire plus d’efforts. Jusqu’au jour où :

 

-       Madame, je pense que vous souffrez du syndrome d’Elhers-Danlos.

 

« Dans l’os ?» Elle se fiche de moi cette doctoresse spécialiste de la douleur, que je suis allée voir un jour sur les conseils d’une copine.

 

-       Vos articulations sont trop flexibles, vous êtes hyperlaxe. Vous êtes très frileuse, vous avez des problèmes à la cornée et vous avez fait un AVC. Vous êtes atteinte de ce syndrome qui touche une partie infime de la population, c’est une maladie orpheline.

 

           - Vous n’êtes atteinte que du stade 1, le seul traitement est le sport.

 

Cette nouvelle qui aurait dû m’abattre, me soulage. Je regarde le tableau clinique de cette maladie et ma vie défile devant moi. Tous ces reproches que j’ai entendus sur ma fragilité.

Je ne suis pas fragile en fait. Je suis forte, j’arrive à vivre normalement malgré tous les obstacles que ce syndrome met sur ma route !

 

Je pars me promener sur la plage, je ne veux plus voir personne. Je dois trouver mon propre rythme et ne plus essayer de me calquer sur celui des autres, il faut que j’arrête de m’épuiser.

Un chien me suit depuis dix minutes, il est perdu et semble m’avoir choisie comme nouvelle maîtresse.

 

-       Bonjour, comment est-ce que tu t’appelles ?

Le petit bâtard me regarde, j’ai l’impression qu’il sourit.

Je rentre dormir treize heures d’affilée dans mon hôtel roulant. Au matin, le petit chien est toujours là. Je décide de l’emmener avec moi. Je ne sais pas si je rentrerai un jour. Je chante en battant la mesure sur mon volant, la route est toute droite devant moi.

 

« Clap your hands

If you feel that’s what you wanna do »

 

Happy (c’est le nom de mon nouveau chien), est assis sur le siège passager, nous roulons vers le sud.