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Décalage

Il est 6h30 le réveil sonne, c’est dur, j’aurais bien dormi encore. Vite sous la douche, pour se remettre les idées en place ! Radio Classique et ses économistes m’aident à me réveiller. Quelle idée de mettre une émission aussi sérieuse à cette heure là. J’aurais envie d’un extrait de Don Juan ou d’un petit concerto pour mandoline de Vivaldi, à la place j’entends le « point bourse » avec les dernières cotations.

 

Tout est chronométré le matin.

 

A 7h je descends,  ma première tâche est de donner à manger au chat qui émet des miaulements déchirants pour me faire culpabiliser de ne pas aller assez vite, il donne l’impression de ne pas avoir été nourri depuis une semaine.

 

A 7h05, je prends mon petit déjeuner : du thé, et un muffin réchauffé au micro ondes avec de la confiture.

 

7h10, ma fille sort à peine de la douche, elle y est entrée 45 minutes avant ! J’ai entendu le sèche-cheveux, pourtant sa tignasse blonde est trempée, mystère, mystère …  Mon fils finit de déjeuner dans le salon en regardant MTV.

 

7h 15, mon mari descend de la salle de bain du haut, rasé de près, je peux tester en l’embrassant sur la joue, que le rasoir a bien travaillé.

 

A 7h 30, je descends à la cave pour mettre le sèche-linge en route.

 

7h35, je passe un coup d’aspirateur rapide et je lave le sol de la cuisine.

Il est 7h 40, je peux partir travailler.

 

Les plombs sautent !

 

Zut ! Le sèche-linge fonctionne en même temps que le lave-vaisselle, Pierre a dû le mettre en route pendant que j’étais en bas. La vaisselle attendra, le linge est prioritaire. Je remets le compteur électrique en route.

 

Le chat me tourne autour en poussant des cris déchirants.

 

« Qu’est-ce que tu veux le chat, je t’ai déjà donné ton yaourt ! (eh oui mon chat mange des yaourts…) »

 

Je regarde dans sa gamelle, les traces qui restent sont toutes jaunes, comme si elles dataient de la veille.

 

« C’est bizarre, il a dû tourner, je vais t’en donner un autre ».

 

Je regarde dans le frigo, et je vérifie la date sur les pots, pas de problème, ils sont bons pendant encore une semaine. Je remets une cuillère de lait fermenté dans l’assiette. Le chat se précipite comme si il n’en avait pas vu depuis la veille.

 

« Tu es complètement cinglé mon pauvre minou ! Tu as une mémoire de poisson rouge.»

 

Ce petit manège a pris un peu de temps, et je vois ma fille qui sort à nouveau de la salle de bain.

 

« Qu’est-ce que tu fais encore dans la salle de bain, c’est de la folie ! Tu te rends compte de la facture d’eau que je vais avoir ? »

 

« Il faut bien que je me lave les cheveux, tu cries tout le temps ! »

 

Je la trouve vraiment culottée !

 

« Je viens de te voir sortir avec les cheveux trempés, pourquoi est-ce que tu y retournes, c’est incroyable quand même ! »

 

La journée commence et je suis déjà énervée !

 

« Je n’y retourne pas, j’ai pris ma douche c’est tout ! »

 

J’ai l’impression qu’elle est sûre de son bon droit, ses grands yeux bleus me lancent des éclairs. Je décide de laisser tomber, la journée ne fait que commencer, et j’aurai d’autres occasions de m’échauffer.

Je vais finir par être en retard ! Je regarde machinalement dans le salon, et je vois mon fils en train de déjeuner.

 

« Tu as vu l’heure qu’il est ? Tu vas être en retard, qu’est-ce que tu fabriques ? »

 

« Zen ! J’ai le temps, il est 10 »

 

« Ça m’étonnerait, 8h 10 peut-être ! »

 

« N’importe quoi ! Il est 7h 10. »

 

Lui aussi a l’air sûr de son bon droit. Je regarde ma montre : 7h10 ! Je vérifie sur la pendule de la cuisine, 7h12, sur celle de la cuisinière : 7h08. Je deviens folle ma parole ! Pierre descend, il est rasé de près.

 

« Tu me donnes un petit bisou ? Sens comme je suis doux, et comme je sens bon ! »

 

Je l’embrasse comme tout à l’heure. Il me regarde,

 

« Tu fais une drôle de tête ! Que se passe-t-il ? »

 

« Rien, j’ai l’impression d’avoir déjà vécu ça aujourd’hui ».

 

« Ouh là, tu n’as pas assez dormi toi ! Tu veux un café ? Ça va te remettre les idées en place. »

 

Je bois le café, mais je n’arrive pas à le savourer, j’ai l’impression de devenir dingue ! Je vais descendre à la cave pour mettre le sèche-linge en route, avant de sortir je me retourne :

 

« Pierre, surtout ne met pas le lave-vaisselle en marche s’il te plaît ».

 

« Heureusement que tu me le dis, c’est ce que j’allais faire », dit-il en arrêtant son geste.

 

« Je sais » dis-je un peu désespérée.

 

Je descends et je constate que les vêtements sont restés dans la machine à laver, apparemment je ne suis jamais descendue au sous-sol ce matin. Est-ce que j’ai rêvé éveillée ? Je n’ai vraiment pas envie de relaver les sols, les choses se répètent mais je peux choisir ce que j’ai envie de refaire ou pas. Je décide de partir.

 

« Bisous tout le monde, j’y vais ! »,

 

En fermant la porte j’entends ma fille qui dit,

 

« Ça ne s’arrange pas, elle est tout le temps énervée, j’en ai marre ! »

 

Je monte dans la voiture, que va-t-il encore se passer ? Je n’ai pas envie d’aller travailler, j’ai eu assez d’émotions pour aujourd’hui ! Tout à coup des trombes d’eau s’affalent sur la voiture, le tonnerre gronde. Il ne manquait plus que ça ! Il faut que je fasse attention à ne pas avoir d’accident. L’orage se déchaîne, il est 7h45. Un éclair déchire le ciel, et la foudre tombe non loin de la voiture, heureusement je suis arrêtée à un feu. La lumière rouge s’éteint et les réverbères aussi. La voiture a calé, plus rien ne fonctionne. J’arrive quand même à redémarrer mais la pendule ne s’allume plus, je repars doucement,  j’ai eu sacrément peur.

 

J’arrive au lycée, la cour est déserte, je passe en salle des profs, personne. Qu’est-ce-ce qui se passe encore ? Personne dans ma classe ! Ça continue ! Je regarde ma montre 8h 40 ! J’ai 40 minutes de retard ! Un collègue vient me saluer, il est en avance…

 

« Alors, on ne s’est pas levée ce matin ? »

 

 S’il savait … 

Les derniers jours de bonheur

J’adore le chocolat ! J’en bois une tasse le matin, avec  des tartines au Nutella. Le midi, je finis toujours par un dessert chocolaté et je prends un carré à 72 % avec mon café. A quatre heures, une grande tasse de cacao amer bien chaud, et enfin le soir, j’ai découvert des recettes de poulet au cacao, de « côtes de porc sauce épicée au chocolat », j’en passe et des meilleures ! Le soir, devant ma télévision ou en lisant un bon bouquin, je savoure encore trois carrés de chocolat à 99 %, un régal ! Je prends les carrés un par un, et je les laisse fondre doucement sur ma langue.

 

Ce matin, j’allume la radio en sirotant mon breuvage magique :

 

Le marché du cacao n’est pas extensible à l’infini, et les pays émergents, Chine en tête, se sont pris de passion pour le chocolat. Du coup, la pénurie guette, et les cours flambent. Le réchauffement climatique ne serait pas non plus étranger à l’affaire … En 2020, le chocolat sera un produit de luxe, il se peut même qu’il disparaisse. Nous vivons peut-être les derniers jours du chocolat.

 

 

Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Comment ça « les derniers jours du chocolat », c’est impossible ! Il faut que je me prépare, que je trouve une parade ! C’est que je suis complètement intoxiquée moi ! Je suis une grande malade ! Une fois dans ma vie j’ai voulu arrêter. Quand je voyais des gens dans la rue manger des barres chocolatées, je voulais les attaquer. La nuit, je rêvais que je cambriolais les boulangeries. Je ne pourrais pas me passer de chocolat ! Tiens, c’est comme la cigarette. Voilà, il faut que je fasse comme si je voulais arrêter de fumer. Je vais diminuer les doses, enlever un peu de chocolat à chaque repas. Le matin, confiture, le midi, je prendrai un fruit, je garderai juste le chocolat avec le café. Finies les recettes au chocolat, mais je garde le 99%. A quatre heures, thé !

 

Après quelques jours, je tremble, je suis très irascible et j’ai une envie démente de chocolat. Je fais le tour des pharmacies à la recherche d’un patch qui ferait passer à travers la peau, des doses de cacao qui iraient directement dans le sang. Les pharmaciens me prennent pour une folle. Pourtant je leur explique qu’en 2020, c’est fini, qu’eux aussi seront en manque. Mais ils se fichent de moi. Je leur dis qu’il faudra bien inventer quelque chose pour diminuer cette sensation de vide intolérable, je ne sais pas moi, un appareil qui répandrait une odeur de cacao partout, ça calmerait peut-être, un appareil d’aromathérapie électronique, avec un masque qu’on placerait sur son visage.

 

Puisqu’on ne me prend pas au sérieux, je vais me débrouiller toute seule. Je vais économiser. Bon, calculons, combien est-ce que je dépense chaque mois ?

 

·         Nutella : un pot,

·         Chocolat en poudre : un paquet,

·         Deux tablettes et demie de 72%,

·         Trente yaourts au chocolat,

·         Un paquet de cacao en poudre,

·         Cinq tablettes de 99%.

·         Total : 792 euros !!!!

 

Si le prix double me voilà avec une dépense de près de 1600 euros… Même en commençant à mettre de côté maintenant, je n’y arriverai jamais.

 

Et si je stockais ? Le prix du cacao va continuer à augmenter, mais si j’en achète un peu plus que ma consommation habituelle chaque jour, j’y gagne ! Par contre, il y a un gros problème : les dates limite de consommation, et oui, le chocolat est une denrée périssable !

 

Je suis fichue ! Condamnée à être en manque toute ma vie. A voir les gens riches se goinfrer devant moi, à subir les publicités dans les rues et à la télévision, les quatre par trois où des jeunes gens aux dents blanches croquent dans des tablettes bien épaisses. C’est insupportable !

Il faudrait que j’arrive à remplacer le chocolat par autre chose, mais je n’ai pas le courage, j’ai déjà essayé la confiture et le thé, sans succès.

 

En désespoir de cause, j’allume la télévision, tout ça m’a épuisée ! C’est une émission sur le jardinage, on voit un jeune homme planter un … cacaoyer !

 

 

 

Ça a l’air simple. Par contre il faut une température de 25 degrés, en Normandie ça va être compliqué. Mais si je plante à l’intérieur, je pourrais leur réserver une pièce rien que pour eux. Les cabosses de cacao sont très fragiles, j’irai les chercher directement sur place. Voilà où je vais passer mes prochaines vacances, en Côte d’Ivoire. Je vais faire un stage dans une plantation. Je vendrai ma production et je vais peut-être devenir riche. Si ça marche, je construirai des serres, et finie la pénurie ! Ah je vais pouvoir faire des orgies de chocolat, quel bonheur !

 

Illustration Mary Do

 

 

Devine qui vient dîner ?

Clotilde est ravie, le Pape vient dîner chez elle. Chez elle ! Rendez-vous compte ! Hermine et Marie-Caroline vont être vertes. La maison est impeccable, Maria a disposé des fleurs fraîches dans les vases. Des crucifix et des images pieuses ont été sortis des placards. Le Saint Père doit comprendre qu’il est chez de véritables catholiques pratiquants. Augustin aurait été si heureux de voir ça. Hélas, il n’a pas vécu assez longtemps pour connaître cet événement exceptionnel, il est mort après avoir bu son café pur Colombie. Le goût était un peu amer, Clotilde avait un peu forcé sur la dose de cyanure. Mais, bon, ne revenons pas sur le passé, son mari lui a sûrement pardonné ce moment d’énervement  - laisser ses chaussures boueuses dans l’entrée, ce ne sont pas des choses à faire. Il avait été prévenu pourtant, Clotilde aime l’ordre et la propreté. Maria le sait, elle est Portugaise, et les Portugaises sont des bonnes exceptionnelles, c’est connu. Clotilde a fait un don conséquent à l’église pour être pardonnée, et ça a dû plaire à Dieu, puisqu’il lui envoie son représentant sur terre. Quel bonheur ! Quelle fierté !

 

La table est mise. Une grande nappe blanche est couverte de quatorze jolies assiettes en porcelaine de Limoges, un cadeau de mariage, se dit Clotilde en essuyant une larme. Les verres en cristal de Bohème sont alignés, et les couverts en argent brillent d’avoir été astiqués.

 

On sonne à la porte, les premiers invités arrivent, Clotilde leur a demandé d’être présents assez tôt pour ne pas faire attendre Sa Sainteté. Elle n’a convié que des hommes, elle veut être la seule représentante de la gente féminine. Le Pape François sera en blanc, elle ne pourrait pas supporter de n’être pas un peu la vedette de la soirée. Elle sera la seule femme, voilà son signe distinctif, Maria ne compte pas, c’est la domestique. Elle porte un tailleur rose pâle, et des chaussures sobres mais élégantes, ni trop hautes, ni trop basses. Ses cheveux blonds sont coupés au carré.

 

Clotilde n’a invité que des amis riches, capables de faire des dons à l’église. Pierre, André et Jacques arrivent en premier. Pierre tient une chaîne de magasins d’articles de pêche, avec son frère André. Jacques possède plusieurs bateaux  avec son frère Jean.

 

-       Jean ne va pas tarder, il a reçu un coup de fil urgent, un problème de filets trop pleins, on ne sait plus quoi faire des poissons. Pierre, il va falloir que tu nous vendes du matériel encore plus solide !

 

-       Je peux t’en vendre autant que tu veux, j’ai acheté une nouvelle usine en Chine.

Philippe  a une entreprise de transport, ses camions sillonnent les routes de l’Europe entière. Thomas fabrique des meubles,  Matthieu est inspecteur des impôts, Thaddée est éleveur de bovins. Simon, l’autre Jacques, Barthélémy et Judas vivent de leurs rentes. Clotilde regarde le pauvre Barthélémy avec pitié, il marche avec une canne, il est né avec une jambe atrophiée. Ils portent tous des prénoms d’apôtres, elle n’a choisi que des amis catholiques pratiquants. Le pauvre Judas n’a pas eu de chance, quelle mouche a piqué ses parents, pour l’appeler ainsi ?

 

La vedette de la soirée arrive à 20 heures pile. Il est vêtu de sa robe blanche la plus simple. Il a un sourire apaisant.

 

-       Bonsoir, chère Madame. Merci de me recevoir chez vous, c’est très gentil de votre part.

 

-       Mais tout le plaisir est pour moi votre Sainteté.

Clotilde est rose de plaisir en faisant sa révérence et en embrassant l’anneau papal.

-       Votre jardin est magnifique, les oiseaux y trouvent refuge, deux colombes sont venues se poser sur mon épaule, pendant que je marchais vers votre maison.

 

-       Très Saint Père, quand on a choisi un nom comme le vôtre, il n’est pas étonnant que les oiseaux soient attirés.

 

-       C’est très juste. Saint François d’Assise avait un don pour s’occuper des animaux. Il aimait tout le monde.

 

L’homme qui se tient au milieu de la pièce est calme et bienveillant, pourtant son regard est perçant, Clotilde a l’impression qu’il lit dans les pensées.

 

-       Auriez-vous une bassine remplie d’eau, chère Hôtesse. J’ai bien peur d’avoir sali mes chaussures, regardez, elles sont pleines de boue.

Clotilde rejoint Maria à la cuisine, et lui demande une bassine d’une voix blanche. Sait-Il quelque chose ?

 

-       Je pense que chacun d’entre nous devrait me laisser laver ses chaussures, dit le pape en se baissant.

Personne n’ose protester. François retire les chaussures des convives une par une, et les débarrasse de toute saleté.

-       Quelle belle assemblée vous avez réunie très chère Clotilde, je vous en remercie. Pourtant je sais que l’un d’entre vous va me trahir.

Judas se demande s’il ne s’agit pas d’une plaisanterie. Ce pape est-il un comédien engagé par Clotilde, une sorte de sosie, qui ne serait venu là que pour le ridiculiser, lui, Judas, dont le prénom est si difficile à porter. Il quitte la pièce sans dire au revoir, il ne participera pas à ce dîner ridicule.

 

Soudain, Maria arrive affolée.

 

-       Madame, j’ai un gros problème.

Clotilde est très ennuyée, elle sort de la pièce en lançant des regards furieux à sa bonne, qu’elle n’ose pas réprimander devant le chef de l’Eglise. Elle essaie de conserver un sourire faux sur son visage lisse.

-       Que se passe-t-il enfin ? Apprenez à gérer les problèmes ma fille, ce n’est vraiment pas le moment.

Maria fond en larmes.

 

-       Madame, les plaques électriques ne fonctionnent plus, rien n’est cuit. Il n’y a que du pain à manger. C’est une catastrophe, que va penser le pape ?

François a suivi les deux femmes dans la cuisine.

 

-       Ne vous inquiétez pas mon enfant. Il y a du pain, nous avons largement de quoi nous régaler. Apportez nous ces baguettes croustillantes, ça ira très bien.

Clotilde est furieuse, mais elle ne veut rien montrer.

 

-       Mais enfin cher Saint Père, Maria peut téléphoner au traiteur, en quelques minutes il peut nous apporter un repas complet.

D’un ton doucereux, elle s’adresse à la jeune bonne.

-       Maria appelez le traiteur et commandez lui …

 

-       Maria n’en faites rien, coupe l’homme d’Eglise. Nous mangerons du pain, comme le Christ avant nous.

 

Clotilde voit le pape rompre le pain, et le partager entre tous les convives.

-       On se croirait à la messe, mes chers amis, plaisante le pape, c’est un signe que nous envoie Dieu.

Clotilde fait signe à Maria d’amener le vin, comme ça le tableau sera complet. Quand les verres sont pleins. La maîtresse de maison se lève, et demande à François si elle peut prendre une photo.

Chacun prend la pose, Maria est retournée en cuisine, le pape est au milieu des douze invités. Clotilde appuie sur le bouton de l’appareil photo numérique. Quelques secondes plus tard, les treize hommes tombent raides morts, la tête dans leur assiette.

 

-       Ce pape d’opérette m’a gâché mon dîner, il se prend pour qui : « nous allons manger du pain comme le Christ », et puis quoi encore ! Que vont dire mes amies ? En plus je n’ai pas aimé son allusion aux chaussures boueuses. Que vais-je faire des corps ? Maria ! Maria !

Clotilde entre dans la cuisine, Maria est morte, elle avait voulu goûter le vin.

 

-       Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ?

 

 

Destination surprise

Quelquefois,  je ne sais pas quoi faire,  je regarde la poussière s’entasser dans les coins et les mauvaises herbes envahir mon jardin. C’est souvent à ce moment-là  que le canapé du salon me tend les bras en ayant l’air de me dire :

 

-       Tu en as assez fait pour aujourd’hui, viens te détendre sur mes coussins moelleux. Mets tes jambes sur le repose pied, écoute cette playlist qui ne contient que des morceaux de musique que tu aimes et qui peut durer des heures.

 

J’avoue que bien souvent je me laisse tenter. Mais on ne se refait pas, très vite, la voix de mes parents disparus depuis des lustres, se fait entendre :

 

-       Tu restes là à ne rien faire ! Le jour n’est pas fait pour dormir. Bouge-toi un peu ! Tu perds ton temps !

 

« Perdre son temps », quelle chose horrible ! La mort viendra bien assez vite, comment peut-on envisager de gaspiller une minute, une seconde ! Dans ces cas-là, j’allume mon ordinateur portable, et je commence des recherches. Je m’informe sur des tas de choses que je n’ai pas le loisir d’étudier quand je suis occupée. Mon nouveau passe-temps s’appelle la généalogie. J’avais commencé il y a quelques années par la branche paternelle de ma mère. Nous étions en vacances près du bourg où elle était née, il pleuvait. Ma sœur et moi ne pouvions rester à « gober les mouches », nous nous sommes rendues à la mairie, et nous avons commencé notre arbre généalogique. Nous étions fascinées par les registres de l’état civil. En remontant dans le temps, les gros livres devenaient de plus en plus vieux, les pages étaient jaunies. On pouvait aisément s’imaginer le maire écrire avec une plume et de l’encre noire. Quelquefois nos ancêtres savaient signer leur nom. On voyait l’application qu’ils mettaient à dessiner les lettres tels des enfants d’école maternelle. Sur d’autres pages, quelqu’un signait à leur place. Leurs métiers n’étaient pas très variés : laboureur, ménagère, parfois meunier ou menuisier.

 

Bien plus tard, j’ai décidé de mettre de l’ordre dans mes notes, et j’ai enregistré les précieux noms et dates sur un logiciel spécialisé. A chaque fois que j’ai un peu de temps, le virus me reprend. J’ai découvert que toutes les archives étaient désormais numérisées, j’ai donc continué mes recherches du côté paternel cette fois-ci. C’était magique de voir mon nom de famille apparaitre sur l’écran et tous ces cousins, cousines, grand-oncles et grand-tantes. Ils avaient des prénoms très classiques : Jan, Catherine, Pierre, Marie…J’ai découvert que « Jean » s’écrivait sans « e » en Bretagne, voilà sans doute l’explication de l’orthographe du prénom de ma mère : « Janine ».

 

Hier, j’ai réussi à retrouver dans les registres paroissiaux, l’ancêtre le plus ancien que je pourrai jamais découvrir, il est né en 1590 à Etables-sur-mer, et il s’appelle Yvon, il s’est marié avec Marye, née en 1595. Me voilà arrivée au 16ème siècle ! Je cherche  des tableaux représentant la vie des paysans et des marins à cette période. Je trouve quelques gravures, et je suis aux anges !

 

 

Tout à coup, je me sens happée par la peinture, je rentre littéralement dans le tableau ! C’est incroyable ! J’essaie de me retenir aux coussins du canapé, mais c’est impossible. Mes jambes rentrent dans l’écran, puis mon corps, puis mes bras et enfin ma tête. Je ne me cogne à rien du tout, j’arrive dans un jardin, devant une maison en granit, au toit de chaume. Je suis habillée d’une longue jupe noire, et je porte un fichu blanc. Qu’est-ce que je fais là ? Aucune voiture aux alentours, il y a un chemin en terre battue devant la porte en bois.

 

Je frappe à la porte. L’ouverture me semble minuscule et mon mètre soixante et onze a du mal à passer. Une toute petite femme habillée comme moi, ouvre :

 

-       Demat.

 

Je connais cette façon de parler, cet accent un peu dur, elle parle breton ça ne fait aucun doute.

 

-       Bonjour, je m’appelle Arielle, je suis perdue.

 

-       Ne gomprenan ket.

 

Elle ne me comprend pas, c’est sûr. Elle tient un bébé dans ses bras, il pleure. Elle me fait entrer.

 

-       Petra a fell deoc’h kaout ?

 

Elle doit vendre du lait ou du beurre.

 

Je répète en montrant avec mon doigt :

 

-       Arielle, et vous ?

 

-       Marye.

 

Elle me montre le bébé :

 

-       Estienne. Komz a rez brezhoneg?

 

Estienne, Marye, les vêtements bizarres. Je suis partie dans le passé, je suis au 17ème siècle, et je parle avec la plus ancienne de mes grand-mères. Elle m’emmène avec elle, et nous allons voir le curé. Il parle français dieu merci. Je lui dis que je suis perdue, mais que Marye et Yvon sont de ma famille. Ils ne me connaissent pas, parce que je viens de très loin.

 

Le curé plaide ma cause, et je repars chez Marye. Nous longeons la mer, la maison n’est qu’à quelques rues du port. Ma grand-mère, qui est beaucoup plus jeune que moi… m’installe à sa table et me verse du cidre dans un petit plat creux en bois. Leur maison est jolie et bien arrangée. Leurs vêtements sont de bonne qualité, ils ont l’air de vivre très correctement. Par la fenêtre j’aperçois un potager de rêve. Tout est bien aligné, il n’y a aucune mauvaise herbe. Dans une pièce voisine, il y a une étable. Les deux vaches sont dans un pré tout près de là. Il y a un cochon dans un enclos dans la cour, il fouille avec son nez dans la terre. Les poules entrent et sortent de la maison comme elles veulent. Le sol est en terre battue.

 

Je la sens nerveuse. Je comprends qu’Yvon doit rentrer dans l’après-midi, elle a l’air de craindre un peu son retour. En fin d’après-midi on entend chanter à l’extérieur. Trois petits hommes, d’un mètre 55 environ, se tiennent bras dessus bras dessous. Ils ont un sac en toile sur l’épaule. Mon aïeul est marin, je l’ai vu sur les registres, il doit rentrer en congé. Les trois amis ont fêté leur retour à terre au cabaret du coin, bien avant de rentrer dans leurs foyers. La soirée va être longue, Yvon parle fort, il semble en colère de me voir.

 

Ils discutent tous les deux, dans cette langue que je ne comprends pas. Marye arrive à le convaincre. Le soir nous mangeons du pain trempé dans de la soupe. Quand il fait nuit, c’est-à-dire très tôt, chacun s’installe sur sa paillasse. Seul Estienne a droit à un vrai lit, un petit berceau de bois qui ferait la fortune des antiquaires. Sous la couverture de laine, je sens des choses qui me piquent, les poules apportent des puces dans la maison, je vais être couverte de morsures. Pourvu que personne n’éteigne mon ordinateur, je suis contente d’avoir rencontré mes ancêtres mais cette destination surprise, n’était pas prévue au programme. J’ai beaucoup de mal à m’endormir, et je fais des rêves très bizarres.

 

Le lendemain matin, je m’apprête à découvrir que mes bras et mes jambes sont constellés de points rouges. J’ouvre les yeux : ouf ! Je suis de nouveau assise dans mon canapé. J’éteins vite mon portable, je vais arrêter mes recherches généalogiques pendant quelques temps.

 

Illustration : musée des Beaux-Arts de Brest, Matthaüs Merian