Azéline partie 4

Chapitre 13

Béryl a du mal à se lever ce matin, elle a un mauvais pressentiment. Elle fête ses 40 ans aujourd’hui, elle sait que Marie-Madeleine va préparer quelque chose. Quelle tristesse de ne pas être avec Florent. Elle a été tellement occupée ces derniers temps, qu’elle n’a pas tellement pensé à lui.

La jeune femme est allée voir le médecin de sa tante, il a demandé à faire des examens -une prise de sang et un électro encéphalogramme. Il a reçu les résultats aujourd’hui, Béryl doit le revoir à 10 heures.

 

« Bonjour, Béryl, comment allez-vous ? », demande Jean-Marie Cozic, le docteur.

 

« Toujours un peu fatiguée, pourtant je me repose. »

 

« Votre tante me dit que vous passez vos journées à écrire, ce n’est pas vraiment du repos »,

 

« Je sais », répond Béryl, « mais comme je ne peux pas tellement sortir parce que ça me fatigue, je m’occupe. La télé et la lecture m’épuisent tout autant ».

 

« A ce propos, j’ai les résultats de vos examens. Rien de grave je vous rassure, mais il semblerait que vous fassiez des mini crises d’épilepsie. C’est fréquent après un AVC. »

 

Béryl n’arrive pas à s’inquiéter ou à réagir à cette nouvelle. De toute façon, elle se sent en permanence anesthésiée.

 

« Comment est-ce que ça se manifeste ? », demande-t-elle au docteur.

 

« Marie-Madeleine a remarqué que vous aviez des absences. Ce qui est embêtant, c’est que vous pouvez vous mettre en danger si vous êtes au volant d’une voiture ou si vous faites la cuisine. Une absence à 130 kilomètres heure sur l’autoroute ça peut être très ennuyeux. Vous pouvez aussi vous brûler ou vous couper dans votre cuisine. »

 

C’est un peu inquiétant en effet.

 

« Qu’est-ce que vous me conseillez docteur ? »

 

« Je vous propose avec l’accord de votre neurologue que je me suis permis d’appeler, un traitement léger. On se revoit dans un mois. Dans 15 jours vous ferez une prise de sang, et dans trois semaines un EEG (électroencéphalogramme), pour voir comment vous supportez le médicament. 

Il faudra renouveler les contrôles dans trois mois, dans six mois, dans un an, puis une fois par an. »

 

« Encore deux cachets de plus ! », pense Béryl. Elle va devenir une vraie pharmacie ambulante.

 

« Docteur, je voulais vous poser une question. Est-ce que l’épilepsie peut provoquer des visions, ou des hallucinations auditives ? »

 

« Effectivement, cela peut arriver. Vous avez des hallucinations ? »

 

« Non, non », répond Béryl en riant pour ne pas alarmer Jean-Marie Cozic. Mais j’ai vu une émission à la télévision où on en parlait, je préfère savoir si ça peut m’arriver. »

 

Le docteur Cozic ne rit pas du tout :

 

« Votre tante m’a dit qu’elle vous entendait parler toute seule, elle s’inquiète à juste titre. Si vous avez des visions,  le traitement devrait les supprimer. Essayer de ne jamais sortir seule pour le moment, et ne prenez pas la voiture. Tout ceci n’est pas grave en soi, je vous rassure, mais il vaut mieux être prudent. On se revoit dans quelques semaines. »

 

« Les enfants se débrouilleront tous seuls quelques temps encore », se dit Béryl, « je ne sais pas quand je vais pouvoir rentrer. Ils sont grands heureusement »

 

Elle essaie de ne pas trop s’inquiéter, mais quand elle leur parle au téléphone, elle sent bien qu’ils aimeraient la voir à la maison. « Si seulement leur père s’en occupait un peu, et Florent qui a déserté ! »

 

De retour chez Marie-Madeleine, Béryl sent une bonne odeur flotter dans la maison, le poulet rôti. Ses sens ne la trahissent pas complètement, puisque deux magnifiques volailles trônent sur la table de la cuisine.

 

« Ils sont pour les chiens »

 

« Dommage », pense Béryl

 

Marie-Madeleine voit le regard déçu de sa nièce et lui dit : 

 

« Je t’invite au resto, monte t’habiller un peu, on va faire la fête ! »

 

 

Béryl monte dans sa chambre. Azéline l’attend assise sur le lit :

 

« Bon anniversaire mon amie ! Je tenais absolument à te le fêter, comment vas-tu, tu as l’air triste. »

 

« Je ne suis pas triste », répond Béryl, « juste inquiète »

 

Elle explique à Azéline ce que lui a dit le docteur.

 

« J’ai peur de ne plus pouvoir te parler si je prends des cachets. »

 

La jeune femme du passé la regarde avec douceur :

 

« Nous sommes « âme, ies » Béryl. Nos âmes sont unies, tu n’as pas à t’inquiéter, nous pourrons toujours communiquer, ta maladie n’a rien à voir là dedans ! »

 

« J’espère vraiment. Je vais faire un essai, mais si je ne peux plus te parler, j’arrête tout. Je pars au restaurant avec Tantine pour fêter mon anniversaire, à toute à l’heure peut-être. »

 

« A tout à l’heure. »

 

 

Marie-Madeleine emmène Béryl dans un restaurant en dehors du village. Le portable de la jeune femme se met à sonner.

 

« Tiens, un texto ! Ça faisait longtemps, on ne capte pas bien à Lannargan. »

 

Le message vient de Florent :

 

« Je vais me remarier, je veux refaire ma vie. »

 

Béryl manque de tomber, elle se retient au mur. Qu’est-ce qui lui prend ? Lui envoyer un message aussi perfide le jour de ses 40 ans ! La jeune femme n’en croit pas ses yeux. Il était si gentil, si prévenant, que s’est-il passé ?

 

« Qu’est-ce que tu as ? Tu es toute pâle ? »

 

Les larmes coulent sur les joues de sa nièce, des larmes qu’on ne peut plus arrêter. Sa tante lui arrache le portable des mains.

 

« Je suis écœurée, il mériterait une tarte ! Il est complètement barjot ! »

 

Les deux femmes reprennent la voiture en sens inverse ; Béryl continue à pleurer, c’est un torrent qui déborde, elle a retenu ses larmes depuis si longtemps, qu’on a l’impression qu’elles ne s’arrêteront jamais.

 

De retour à la maison, la jeune quadra monte dans sa chambre et s’écroule sur son lit. Elle s’endort. Quand elle se réveille deux heures plus tard, elle pleure encore, elle est incapable de stopper ses sanglots.

 

 Azéline l’entoure de ses bras :

 

« Tu as retenu tes pleurs trop longtemps, il faut te laisser aller. »

 

Béryl se détend, elle se laisse aller à son chagrin jusqu’au soir. Quand elle descend l’escalier, son visage est bouffi, ses yeux sont rouges et gonflés. Marie-Madeleine a préparé le dîner,

 

« Allez, viens manger, ça ira mieux demain. On va aller marcher toute à l’heure, l’air frais te fera du bien. »

 

Elle mange du bout des lèvres, elle est épuisée.

 

La tante et la nièce sortent, elles marchent sur le chemin le long de la rivière. La vieille dame a emporté une lampe torche.

 

« Il faut évacuer ton chagrin ma chérie, tu as vécu des choses difficiles ces derniers temps, mais ça ira mieux, tu verras. »

 

Béryl est toujours incapable de parler.

 

Les deux femmes marchent côte à côte pendant une heure, puis elles reviennent à la maison. Béryl remercie Marie-Madeleine  pour tout ce qu’elle fait pour elle :

 

« Je ne te rends pas la vie facile avec tous mes problèmes, tu étais bien tranquille, et je mets de la tristesse dans ta maison… »

 

« Ne crois pas cela. Tu mets de la vie dans ma maison, tout n’est pas toujours rose, et ce sont les mauvais moments qui nous permettent d’apprécier les bons. »

 

Sa nièce sourit :

 

« Je vais drôlement les apprécier alors, quand ils vont se présenter ! »

 

« Il ne faut pas courber le dos Béryl, il faut se tenir droite et faire face, toujours ! »

 

« C’est parfois difficile, mais tu as raison, si seulement je n’étais pas si fatiguée… »

 

« Au fait ! Que t’a dit Jean-Marie ? »

 

Béryl raconte à sa tante sa consultation chez le médecin.

 

« Bon ! Ça vaut le coup d’essayer, je savais bien que quelque chose n’allait pas. »

 

Marie-Madeleine et Béryl rentrent dans la maison de pierre. Dans la cheminée le feu les accueille. La jeune femme est rassurée, elle se sent comme dans un cocon dans cette maison. Pourtant, elle a l'impression d'un grand vide à l’intérieur d’elle-même, elle est comme au bord d’un gouffre. Elle ne doit pas tomber, elle doit garder le cap. Elle a le vertige, ce n’est pas facile. Son cerveau qui était son allié, qu’elle a entraîné comme un sportif de haut niveau, à qui elle a fait apprendre des multitudes de choses, qui a dû faire des gymnastiques parfois compliquées. Cet organe, le plus noble de tous, lui fait défaut, il est abîmé, il ne fonctionne plus comme avant, il s’emballe.

 

 

Béryl se dit qu’elle va le choyer. Un membre blessé se répare, se rééduque. Le cerveau doit pouvoir lui aussi se cicatriser. Elle va continuer à lire, à découvrir de nouveaux horizons. Espérons qu’Azéline continuera à apparaître. Béryl peut retrouver son histoire à partir des cartes postales, mais il n’y a que son amie qui puisse connaître certains détails, qui puissent décrire certaines sensations.

 

Sur la table de chevet, le petit cachet en forme de rectangle l’attend à côté d’un verre d’eau. Elle l’avale et se couche. Cette nuit là, Béryl dort d’un sommeil sans rêve. Demain sera un autre jour, plein de promesses et de nouvelles expériences. Il ne faut pas s’attarder sur les souvenirs qui font mal, mais plutôt explorer tout ce qu’elle ne connaît pas encore.

 

Azéline n’était pas dans sa chambre ce soir, elle ne sait pas si elle va la revoir.

Chapitre 14

Il fait déjà jour quand Béryl se réveille. Un rayon de soleil passe par une lamelle de volet, continue sur la couette blanche à fleurs bleues et arrive jusque sur sa main. La sensation de la lumière est chaude presque brûlante. Elle regarde sa montre, 11 heures ! Elle a dormi 13 heures. Tantine ne va pas être contente, elle qui se lève à l’aube, elle a déjà dû abattre un travail de Titan.

Béryl s’étire, elle se sent toute engourdie mais reposée. Elle se lève et décide de prendre son temps. Il faut qu’elle profite de la vie, et qu’elle fasse ce qu’elle veut. Elle a l’habitude de s’adapter à la volonté des autres, à veiller à ce que chacun soit bien. Il faut qu’elle s’occupe d’elle. La jeune femme déteste se lever tôt, elle a besoin de beaucoup de sommeil. Florent était  lève tôt et  couche tard, pendant des années elle a essayé de faire comme lui, mais le résultat c’est qu’elle était tout le temps épuisée. Maintenant les choses vont changer. Le problème c’est Tantine, elle la reçoit chez elle, Béryl ne peut pas passer ses journées au lit.

Elle va prendre une douche, s’habille et descend. La maison est vide, seuls les chiens l’accueillent en lui léchant copieusement les mains et en labourant son jean avec leurs grosses pattes. Elle aurait dû garder son pantalon sale, et ne pas se laver, ici ça ne sert pas à grand ‘chose,

« Restons civilisée quand même ! »

Sur la table Marie-Madeleine a laissé un mot :

Comme tu dormais encore à 9 heures… 

« Je savais bien que ça ne lui plairait pas » pense Béryl

…je suis partie faire des courses au supermarché, je reviens vers 14 heures, bises

« Bon, au moins elle ne m’aura pas vue déjeuner à midi ! »

Béryl  fait chauffer de l’eau pour sa tisane aux fruits rouges, et met des tartines à griller. Elle se verse un verre d’eau, et prépare ses cachets :

Un sachet pour fluidifier le sang, un cachet contre le cholestérol hypothétique qu’elle pourrait avoir, du zinc contre l’acné qui l’envahit depuis peu, le nouveau cachet contre l’épilepsie. Tout cela représente le kit de survie, mais la jeune femme y ajoute aussi du magnésium contre la spasmophilie,  de la vitamine C pour éviter le cancer, et deux gélules de levure de bière pour ne pas perdre ses cheveux.

« Une vraie accro aux pilules… »

Ouessant, la femelle Terre-neuve regarde Béryl d’un air perplexe. Elle semble désapprouver cette façon de se nourrir.

« Je sais ce que tu penses ma grosse mère, mais les humains sont bizarres des fois. De toute façon tu manges bien du poulet rôti toi ! Tu crois que les vrais chiens s’arrêtent pour faire un feu de camp dans la nature et faire griller leur volaille ? »

Ouessant remue la queue, elle est vraiment sympa cette chienne.

« Tu veux aller dans le jardin ? Attends je t’ouvre la porte. »

Dehors l’air est frais, mais il fait très beau. La jeune femme respire l’odeur du jardin.

« Quelle chance on a d’être en vie ! »

Elle décide de s’installer dans le jardin avec l’album de cartes postales.

 

Ma petite Azie,

Je suis allée au Gaumont Palace, J’ai vu « Fantômas contre Fantômas », il y avait 3500 spectateurs, c’est énorme. Il y a aussi un orchestre de 60 musiciens ! Nous étions dans une loge, c’était magnifique !

Qu’elle soirée !

Je t’embrasse ma douce,

Ta Germaine

 

Germaine est toujours aussi enthousiaste, elle adore la vie et est curieuse de tout. Azéline admire son amie, à Lannargan elle est entourée de gens qui ont peur de leur ombre, qui ne sont jamais sortis de leur village. Germaine représente une ouverture sur le monde.

Aujourd’hui c’est la veille de Noël, le programme est chargé, il faut préparer le repas de ce soir, et à 21 heures la messe de minuit commence. Dans la cuisine, sa mère s’affaire, elle a l’air contrariée :

« Tu as besoin d’aide Maman ? »

« Evidemment, va chercher de l’eau, avec toute la vaisselle qui nous attend aujourd’hui on n’en aura jamais trop ».

La mère d’Azéline est une femme aigrie, elle semble toujours en train de pester contre quelque chose : il y a trop de monde dans la maison, où elle se sent abandonnée de tous ; elle en a assez de faire à manger pour toute la famille, où elle se sent inutile… Cette femme n’est jamais contente, jamais heureuse, elle ne sait pas profiter de l’instant présent. Azéline s’exécute et va chercher de l’eau au robinet situé dans le jardin. Il suffirait de pas grand-chose pour que la canalisation continue jusque dans la maison, mais ici les gens sont hostiles au progrès, « on a toujours fait comme ça », « on a nos habitudes », sont des phrases que la jeune femme entend à longueur de journées.

Le menu sera composé d’une soupe de petits pois, d’une pintade au chou, de fromage et d’un far, le tout arrosé de cidre. Azéline se met à écosser les petits pois, ils seront neuf à table et une montagne de légumes est posée sur la nappe. Les pois sont alignés sagement dans leur cosse, tels des petits soldats. Ils sentent bon, l’intérieur de leur enveloppe est toute douce. Les graines s’empilent dans un saladier, la jeune fille aime mettre la main dans la masse et laisser les petits grains filer entre ses doigts.

« Arrête de jouer avec les petits pois Azéline, tu vas les abîmer ! »

Aucune fantaisie chez sa mère, elle ne rêve jamais et ne comprendrait pas la sensualité qui existe dans la peau d’un petit pois.

La pintade a été plumée hier, il ne reste qu’à l’habiller, c'est-à-dire l’étirer, la flamber, la parer et la vider. Il faudra la brider avant de la faire cuire. Azéline regarde sa mère s’occuper de la volaille, elle a l’air d’accomplir une corvée mais sa fille sait qu’elle adore faire la cuisine. Ce soir elle reçoit, son frère avec sa femme et leurs trois enfants ainsi que la grand-mère, tout doit être parfait, il en va de sa réputation de maîtresse de maison.

Avant de partir à la messe, la soupe sera dans la marmite, la pintade cuite sur un lit de choux et le far breton sera doré dans le four.

La grande table de la salle à manger est recouverte d’une  nappe blanche brodée par la mère d’Azéline. Elle fait partie du trousseau qu’elle a constitué avant son mariage et qui est indispensable à toute jeune fille de famille respectable. Des bougeoirs sont disposés entre les assiettes et les verres du service offert pour l’union des parents d’Azéline, il ne sert que pour les grandes occasions. L’argenterie a été briquée et entoure les assiettes. Du houx a été ramené du jardin pour achever la décoration. Au plafond des branches de gui porteront bonheur aux convives.

A 19h30, la famille se dirige à pied vers l’église. En chemin ils rencontrent les voisins qui viennent grossir le cortège des chrétiens prêts à fêter Noël. L’église est bondée, les cloches sonnent joyeusement. Tous les habitants du village et de ses alentours sont réunis pour fêter l’arrivée de l’enfant Jésus. Toutes les tensions et les querelles sont oubliées jusqu’à nouvel ordre. La chorale des enfants est prête, le jeune curé dirige son petit monde avec une autorité bienveillante. Azéline et Guillemette ont placé les enfants et se sont assurées qu’il y avait assez de cierges. Au début de la messe, il est prévu que les petits remontent la nef avec une bougie dans la main en chantant le Gloria de Vivaldi, l’organiste les accompagne.

 

Azéline montre tout son talent de future institutrice, elle dirige les enfants avec douceur et fermeté.

La mise en scène imaginée par le Père François fait grande impression sur ses fidèles. Les enfants sont habillés d’une aube blanche et les cierges qu’ils tiennent à la main sont du plus bel effet. La musique et le chant font monter les larmes aux yeux des fidèles les plus sensibles. La cérémonie s’achève sur « il est né le divin enfant ». Certains petits chanteurs se laisse aller à leur enthousiasme et ils crient plus qu’ils ne chantent, ils ont les joues roses d’excitation.

Après la messe de Noël, le père François remercie chaleureusement ses deux aides :

« Merci beaucoup les filles, vous avez été formidables, je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous ! »

Guillemette est visiblement très troublée par la présence du jeune prêtre.

« Merci mon père, ce fut un plaisir pour nous, n’est-ce pas Azéline ? »

« Oh oui bien sûr ! Les enfants ont été fabuleux, les gens sont très contents, vous avez eu une excellente idée mon père. »

« Nous avons bien fêté la naissance de notre seigneur en tous cas ». Il se tourne vers Guillemette,

« Nous allons dîner ensemble je crois ».

« Oui en effet, nous sommes invités chez mon oncle ».

Guillemette fait un clin d’œil discret à son amie,

« Suivez-moi mon père, je vous emmène ! »

 

 

 

 

Chapitre 15

Quand sa tante rentre en milieu d’après midi, Béryl a l’impression d’avoir fait un grand voyage. C’était Noël, il faisait nuit, elle accompagnait Azéline, Guillemette et le père François. Maintenant il fait jour, et en face d’elle  Tantine a pris son air sévère :

 

« Tu as vu ta tête ? Tu as l’air complètement ahurie. Arrête avec ces cartes postales. J’ai eu une fière idée quand je t’ai mis cet album dans les mains ! »

 

La jeune femme se sent un peu hébétée, elle devrait peut-être arrêter là pour aujourd’hui.

 

 

«  Je vais t’aider à ranger les courses Tantine ».

 

« Laisse les courses et va te balader avec les chiens, tu as besoin de prendre l’air ! »

 

Le ton de Marie-Madeleine est tellement autoritaire, que Béryl obtempère. Elle monte chercher ses chaussures de marche, et en profite pour mettre l’album à l’abri, il ne faudrait pas que sa tante ait l’idée de lui confisquer.

 

« Je ne prends que Ouessant si ça ne te fais rien, un chien à la fois, c’est suffisant pour moi. »

 

« Comme tu veux petite nature. J’en aurais bouffé dix comme toi à ton âge », elle lui tend la laisse,

 

« Laisse la courir, mais il vaut mieux avoir ça si tu rencontres des touristes ».

 

Béryl s’éloigne avec la chienne, toute contente de pouvoir s’échapper de la maison. Elle a l’impression d’être une petite fille face à sa tante. Ce n’est pas forcément désagréable surtout en ce moment alors qu’elle se sent vulnérable, mais ça peut devenir oppressant, Béryl a l’habitude de tout assumer seule, et elle sent que ses forces reviennent malgré tout. Ouessant saute partout, part et revient en courant. Elle trouve des bâtons qu’elle ramène à Béryl, persuadée qu’elle sera aussi contente qu’elle de jouer avec. Le courant passe vraiment bien avec ce chien, Béryl est un peu étonnée parce qu’elle a plus l’habitude des chats, elle n’a jamais eu de chien à elle.

 

« Va chercher Ouessant, court ! »

 

La chienne part à toute allure et disparaît sur le chemin qui tourne vers la droite. Le problème c’est qu’après plusieurs allers et retours elle ne revient pas.

 

« Ouessant ? Viens mon chien, viens »

 

Béryl presse le pas, elle espère que le chien n’est pas tombé dans un trou, qu’il ne s’est pas blessé. Tout à coup, la chienne arrive en courant, elle fait la fête et repart en invitant la jeune femme à la suivre.

 

« J’arrive, ne t’attends pas à ce que je me mette à courir comme toi avec des bâtons dans la bouche ! »

 

Au détour du chemin, Béryl aperçoit une silhouette. Avec ses yeux de myope elle ne distingue pas qui c’est, mais Ouessant semble la connaître, elle est couchée aux pieds de la personne et attend. La jeune femme se dit que ce doit être un habitant du village, elle ralentit un peu, le manque d’exercice fait qu’elle est un peu essoufflée maintenant, il faudrait qu’elle reprenne le sport. Elle s’arrête deux minutes, reprend son souffle en se tenant à un arbre, quand elle relève la tête, la personne est partie et Ouessant est couchée sur le chemin, elle attend patiemment. Béryl est un peu déçue, elle aurait bien fait la causette, tant pis, ce sera pour une autre fois !

 

 

Après une heure de marche, elles rentrent à la maison. La jeune femme a les joues bien rouges, et Ouessant à une belle langue rose qui pend sur le côté. Elles s’affalent toutes les deux dans la cuisine.

 

« On a rencontré quelqu’un sur le chemin, Ouessant avait l’air de le connaître mais il était trop loin pour que je le vois. Quand je suis arrivée plus près, il avait disparu ».

 

« Ouessant est très amicale, tu sais », répond Marie-Madeleine.

 

« Ce qui m’a étonnée, c’est qu’elle s’est couchée aux pieds de cette personne, c’est bizarre comme comportement, tu ne trouves pas ? »

 

« Oui c’est étrange, en tous cas ça devait être une personne connue, certainement quelqu’un de sympa, les animaux sentent ce genre de choses. »

 

« Oui », répond Béryl,

 

« Tu as raison, j’ai été surprise. »

 

« Bon, ce soir, soupe de petits pois ! Ça te dit ? »

 

Béryl se dit qu’il doit exister des raccourcis dans le temps, cette soupe était au menu du réveillon d’Azéline et sa famille.

 

« Veux-tu que je t’aide à écosser les petits pois ? »

 

« Merci, tu es boudette mais c’est fait. Repose toi un peu avant de manger, tout sera prêt dans une demie heure. »

 

Béryl s’installe sur un bout de canapé, Ouessant s’allonge de tout son long et pose la tête sur ses genoux.

 

« C’est beau la vie de chien quand même, le canapé a été acheté pour toi on dirait ! »

 

Elle caresse les grandes oreilles du chien, Ouessant ferme les yeux de contentement. En relevant la tête, elle voit qu’elle n’est pas seule. A l’autre extrémité du canapé, Azéline caresse elle aussi le chien, mais elle, a droit au dos et au flanc de l’animal.

 

« Bonjour mon amie, tu m’as ignorée sur le chemin. »

 

« C’était toi ? Je suis tellement contente de te voir, je pensais qu’avec les médicaments je ne pourrais plus être en contact avec toi !»

 

Aussi soudainement qu’elle est apparue, Azéline disparaît. Béryl se demande si elle n’a pas la berlue, elle a pourtant bien entendu sa voix ! Elle a tellement envie de la revoir qu’elle doit la faire venir grâce à son imagination. De toute façon, elle n’est même pas sûre de l’avoir vue vraiment un jour. Peut-être est-ce l’effet des pilules, elles estompent ses hallucinations.

 

 

« A table ! » crie Marie-Madeleine comme si elle devait se faire entendre de toute une colonie de vacances.

 

La soupe est délicieuse, c’est amusant de manger la même chose qu’Azéline.

 

« Demain, je ferai un far breton si tu veux. »

 

« Quelle bonne idée ma chérie, ça me fera plaisir »,

 

Tantine n’est plus contrariée, sa mauvaise humeur ne dure jamais bien longtemps, elle est contente que Béryl soit plus en forme et qu’elle s’entende si bien avec ses chiens.

 

« Soirée télé ! Qu’est-ce que tu veux regarder Bébé? »

 

Le programme est sur la table du salon.

 

« Il y a un film avec Sean Penn, j’adore cet acteur ! »

 

« Eh bien va pour Chaune Machin Chouette ! »

 

« Par contre je ne sais pas si ça va te plaire, c’est l’histoire d’Harvey Milk, un militant pour les droits des homosexuels, il s’est fait assassiner à la fin des années 70. Sean Penn est excellent paraît-il, il est toujours très bien mais là il a eu l’oscar du meilleur acteur»

 

« Et pourquoi est-ce que ça ne me plairait pas ? Tu me prends pour une sainte nitouche ? Quand j’étais jeune, ma meilleure amie était homosexuelle, elle s’appelait Claude, je ne sais pas si c’est son prénom qui a déterminé son penchant pour les filles, mais en tous cas on s’entendait très bien même si j’ai toujours préféré les hommes. »

 

 

« Je ne savais pas ça », répond Béryl un peu surprise.

 

« Qu’est-ce qu’elle est devenue ? »

 

« Elle est morte dans des circonstances bizarres. A mon avis elle s’est suicidée, la vie n’était pas facile pour elle. Quand ses parents ont appris qu’elle vivait avec une copine, ils lui ont tourné le dos. Le reste de sa famille a fait pareil. Elle s’est retrouvée toute seule. »

 

« Et toi, tu ne la soutenais pas ? »

 

Marie-Madeleine lance un regard furieux à sa nièce qui regrette aussitôt sa phrase.

 

« Bien sûr que si, mais elle habitait au fin fond de l’Auvergne et moi j’étais à Antibes à cette époque là !  On n’avait pas le téléphone mais on s’écrivait. Un jour j’ai appris qu’elle était tombée d’un pont. Je n’avais plus de nouvelles,  depuis quelques temps déjà, elle ne répondait plus à mes lettres. J’ai beaucoup pleuré, c’était une fille formidable, quel gâchis ! J’en veux beaucoup à ses parents, c’était des imbéciles bornés, ils n’étaient jamais sortis de leur trou ! Pour eux elle commettait un pêché mortel, ils n’avaient aucune idée de l’amour qu’elles se portaient. Ils ne pensaient qu’à la relation sexuelle qu’elles avaient toutes les deux. Dans « homosexuel » il y a « sexe», alors les gens font une fixette là-dessus. Mais dans « hétérosexuel » il y a « sexe » aussi, pourtant quand on voit un garçon avec une fille on ne les imagine pas forcément en train de forniquer !»

 

En disant cela la vieille dame est aussi indignée qu’au premier jour, on sent que l’émotion est toujours aussi vive.

 

« Qu’est devenue son amie ? »

 

« Je ne sais pas, je ne l’ai jamais rencontrée. »

 

« Quelle drôle d’histoire, c’est triste. »

 

« Oui très triste, allez on regarde ton film, on va rater le début si ça continue ! »

 

Marie-Madeleine éteint la lumière mais Béryl voit des larmes couler sur ses joues.

Chapitre 16

Un nouveau jour se lève, il est temps de retourner voir l’album de cartes postales. Pour une fois, Béryl est réveillée très tôt, il n’y a pas encore de bruit dans la maison, elle va en profiter pour écrire un autre épisode de la vie d’Azéline. Marie-Madeleine ne la verra pas, elle ne pourra pas lui faire de remarque.

Chère Azéline,

Le nouvel an à Paris a été merveilleux. J’ai rencontré des suffragettes, ce sont ces femmes qui demandent le droit de vote. Il y avait même une romancière qui s’habille en homme, elle est incroyable, elle dit que les femmes ont le droit de tout faire. Elle s’appelle Madeleine Pelletier,  je n’ai jamais vu quelqu’un comme elle. Je l’ai écouté parler, je buvais ses paroles. Nous allons devenir des suffragettes Azie !

Je t’embrasse, il me tarde de te revoir.

Ta Germaine

Le temps ne passe pas assez vite à Lannargan, Azéline commence à s’ennuyer. Sa mère est absorbée par ses tâches ménagères, elle donne l’impression de ne vivre que pour nettoyer, laver et balayer. Son père passe ses journées aux champs ou avec les bêtes. Guillemette est complètement absorbée par le père François. Elle est tout le temps fourrée à l’église, il semble avoir toujours besoin d’elle. Quand Azéline les aperçoit ils sont très complices et s’amusent d’un rien. Si le jeune homme ne portait pas de soutane on pourrait croire qu’ils forment un couple. Les gens commencent à jaser d’ailleurs, pour l’instant ça les amuse mais Azéline sait que dans peu de temps les langues de vipère vont se mettre au travail.

Sa vie à Rennes lui manque, elle a envie de revoir ses amis, de se remettre au travail à l’école normale.

Le nouvel an au village se passe comme n’importe quel jour de la semaine. On s’endort en 1913 et on se réveille en 1914. Personne ne se doute à quel point cette année sera difficile et annoncera le début d’une des périodes les plus meurtrières de l’histoire. En ce jeudi 1er Janvier, les gens se souhaitent  une bonne année, comme si les jours qui venaient étaient plein de promesses. Azéline sait qu’il n’en sera rien, elle se souvient des discussions qu’elle a eues avec Jules et Henri, ils sont inquiets pour l’avenir, et ils ont sans doute raison.

« Tiens », dit Jeanne, la mère d’Azéline.

« Cette carte est arrivée pour toi il y a quelques jours, j’avais oublié de te la donner ».

C’est une carte postale de Jules. Jeanne a dû hésiter à la donner à sa fille. Elle l’a probablement lue, il n’est pas convenable qu’une jeune fille reçoive des lettres d’un homme. Elle a dû longuement hésiter avant de la lui donner.

 

Chère Azéline,

Je te souhaite une bonne et heureuse année 1914, j’espère qu’elle t’apportera du succès dans tes projets.

Bonne santé à toi ainsi qu’à ta famille.

Jules

Le pauvre garçon ne peut pas raconter grand ‘chose, il sait que son amie doit être surveillée par sa famille. Il ne veut pas qu’Azéline l’oublie, il semble tenir à elle. Pour la jeune fille c’est un peu différent, les conversations de Jules et d’Henri lui manquent, leurs soirées à l’Enfer aussi, mais rien de plus. Ce ne sera probablement pas lui l’homme de sa vie.

Il faut déjà préparer les bagages et le retour à Rennes. Azéline n’est pas du tout dans le même état d’esprit que lors de son premier départ, elle sait ce qui l’attend et son monde est désormais citadin. Elle aime toujours la campagne, mais c’est à Lannargan maintenant qu’elle se sent décalée. Se sentira-t-elle un jour chez elle quelque part ?

 

Béryl entend gratter à la porte. Ouessant veut rentrer, elle a dû entendre la jeune femme bouger dans sa chambre.

« Bonjour, le chien ! Ne fais pas de bruit surtout, il ne faut pas réveiller Tantine. »

La chienne lèche la main de Béryl, et vient se coucher à ses pieds. Elle semble un peu nerveuse, elle se lève et se recouche, tourne en rond, et revient.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? »

La jeune femme tapote le flanc du chien, elle prend sa grosse tête dans ses mains et la regarde dans les yeux. Elle pousse un long gémissement et va vers le lit. Elle n’est pas tranquille.

Béryl regarde autour d’elle tout semble normal, pourtant un parfum de violette règne dans la pièce, elle connaît cette odeur, c’est celle d’Azéline. Depuis que Béryl prend ses médicaments, elle n’a revu son amie qu’une seule fois, et encore de très loin. Est-elle dans la pièce ?

« Azéline, tu es là ? »

Aucune réponse n’arrive, Béryl se sent un peu découragée tout d’un coup, elle pensait pouvoir entrer à nouveau en contact avec Azie, mais depuis la prise de son médicament, tout semble plus difficile.

« Tu la vois toi, hein Ouessant ? Où est-elle ? Montre-moi ».

La chienne tourne et vire, elle semble vouloir dire des choses à Béryl mais la communication reste difficile. La jeune femme est persuadée que quelque chose se passe et que l’animal est entré en contact avec Azéline.

En bas, il commence à y avoir du bruit, Béryl décide de descendre voir sa tante et prendre le petit déjeuner avec elle.

« Te voilà déjà toi ! Tu es tombée du lit ? »

« J’ai un peu de mal à dormir ces temps ci, c’est peut-être l’effet de mon traitement. »

Marie-Madeleine fronce les sourcils,

« Tu crois ? Ce n’est jamais bon ces trucs là. Ah si on pouvait se passer de toutes ces saloperies, ça ne serait pas plus mal ! »

Béryl se prépare du thé, elle se sent mieux et va essayer une boisson un peu plus excitante que la tisane. Elle verse du café noir à sa tante, et met du pain à griller.

« Tu es drôlement active, dis moi ! Ça me fait plaisir de te voir comme ça ! »

Eh oui ! Maintenant on s’extasie quand on la voit préparer son petit déjeuner, quelle tristesse !

« Je vais appeler les enfants aujourd’hui, parce que si j’attends après eux pour donner des nouvelles … J’appellerai vers 11 heures, j’espère qu’ils seront réveillés, on est samedi».

« Ils exagèrent, tu pourrais être morte, ils ne le sauraient même pas. C’est la jeunesse, toujours insouciante ! »

La jeune femme sirote son thé, en regardant par la fenêtre. Marie-Madeleine sort les chiens, et va vérifier que tous chats sont nourris. Il fera beau encore aujourd’hui. Comment se passaient les samedis d’Azéline quand elle habitait ici, regardait-elle par la fenêtre elle aussi, en finissant son petit déjeuner ? Elle devait penser à sa vie à Rennes, à tout ce qu’elle avait laissé là bas. Le destin est bizarre, la vie n’est faite que d’imprévus. Quelquefois c’est plutôt positif, quelquefois on s’en passerait bien. Ce qui est mal à une époque peut devenir bien plus tard. Il faut naître au bon moment et au bon endroit pour mettre toutes les chances de son côté, le problème est que le choix ne nous appartient pas, il faut se battre pour s’imposer et imposer ses idées.

Béryl voit Ouessant par la fenêtre, elle se tient à l’écart des autres chiens et semble jouer avec une personne invisible. La jeune femme en est sûre maintenant, il s’agit d’Azéline. Pourquoi est-ce qu’elle ne peut plus la voir, c’est injuste ! Au moins elle sait qu’elle est toujours là. Le problème est de savoir si elle est vraiment présente où seulement le fruit de l’imagination de Béryl.

Comme un coup de vent, Ouessant rentre par la porte restée entrouverte. Elle vient faire la fête à Béryl, on a l’impression qu’elle ne la pas vue depuis une semaine !

« Mais oui, je t’aime, tu es un bon chien ».

« Oui c’est un très bon chien, comment vas-tu mon amie ? »