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Les randonneurs

C’est une belle journée d’Automne, idéale pour une balade dans la Restonica. Les chaussures de randonnée sont prêtes. Les sandwiches et les bouteilles d’eau sont dans les sacs, les polaires et les vêtements de pluie aussi il ne faut pas se laisser surprendre par le temps. 

« Florent as-tu pris la carte ? » demande Béryl.

« Oui oui, j’ai eu du mal à la trouver mais elle est dans ma poche".

Les quatre amis : Florent, Violette, Joseph et Béryl se connaissent depuis l’enfance. Ils portent tous la même tenue typique des randonneurs, le pantalon multi poches, le tee-shirt en tissu léger et la casquette.

« On prend ma voiture », dit Joseph

« On part d’où déjà ? »

« De Corte, on laissera la voiture sur un parking »

Il faut parfois rouler longtemps avant d’atteindre le point de départ. Les chemins de Grande Randonnée ne sont pas toujours accessibles. 
Les premiers kilomètres se font sur le bitume. 

« C’est moyen de marcher sur la route, il est encore loin le sentier ? » demande Violette.

« Non, ne t’inquiète pas, et après on sera en pleine nature, tu vas voir c’est magique ! »,

Florent a sa carte dans les mains et il veille à ce que les amis suivent les marques blanches et rouges qui sont peintes sur les panneaux ou les arbres qui bordent la route. Une voiture noire se gare sur le bas côté, personne ne semble au volant, le conducteur doit être particulièrement petit. Les quatre amis se regardent amusés, 

« C’est peut-être un korrigan », Violette est une spécialiste de la culture bretonne.

« ça va on est en Corse, ils ne descendraient pas jusque là », répond Florent en riant.

Un trait rouge surmonté d’une flèche blanche indique qu’il faut prendre un sentier sur la gauche.Nos amis longent un torrent qui serpente entre les rochers. Le paysage est magnifique, les arbres ont pris leurs couleurs de l’Automne, l’air est pur et le soleil encore chaud.
Violette est inquiète, elle sent une présence autour d’eux, quand elle en parle aux autres, ils se moquent d’elle,

« ma pauvre Violette, tu as peur ? Mais nous sommes là pour te protéger des lutins, regarde comme on est costaud ! », 

Joseph montre ses muscles, il est très « physique » et il mettrait certainement en déroute pas mal de malfaisants.

« Ne riez pas, nous sommes près d’un torrent, c’est le genre de lieu qu’ils adorent. Si on voit un cercle avec de l’herbe grillée tu feras moins le malin »

Les pierres roulent sous les pieds et les racines des arbres sont parfois saillantes sur le chemin. La jeune femme a clairement l’impression que quelqu’un marche derrière eux, elle se retourne à plusieurs reprises mais ne voit que les arbres et les buissons.

Tout à coup le sentier s’arrête, Florent est perplexe :

« Je ne comprends pas, le chemin a disparu, il va falloir traverser le torrent, c’est embêtant».

« Comme tu dis c’est embêtant », s’exclame Béryl.

« En tous cas moi je ne traverse pas »

« On ne va quand même pas rebrousser chemin, il faut trouver une solution », dit Joseph

« Il y a sûrement un sentier qu’on n’a pas vu tout à l’heure, comment veux-tu qu’on fasse ? »

« Il n’y a qu’à marcher sur les rochers », propose Florent.

« C’est facile, il y a des endroits où ils sont assez rapprochés, il faut voir ça comme un jeu »

« Drôle de jeu », pense Béryl.

« Avec tes grandes jambes tu n’as pas de problème, mais Violette et moi on va tomber ! »

« Mais non, je te dis qu’il faut trouver des rochers assez près les uns des autres ».

« Alors on va glisser et se retrouver le derrière dans l’eau ! »

Rien que d’imaginer l’eau glacée pénétrer dans ses vêtements, Béryl frissonne.

« Moi je propose de traverser dans l’eau directement, on enlève nos chaussures et on marche doucement jusqu’à l’autre rive », 

Violette joint le geste à la parole et commence à défaire ses lacets.

Béryl est effarée

« mais l’eau est gelée Violette ! On va attraper la mort ! En plus avec le courant tu vas être déséquilibrée»

« Il y a une autre solution », dit Joseph

Béryl reprend espoir, 

« Laquelle ? »

« On cherche l’endroit le plus étroit et on saute »

La jeune femme le regarde comme s’il était devenu fou.

« Tu dis vraiment n’importe quoi, si je ne peux pas sauter de rocher en rocher, je ne vois pas comment je vais pouvoir enjamber le torrent entier. »

« Qu’est-ce que tu proposes alors ? Tu fais toujours des histoires, il n’y a jamais rien de possible ! », réplique Florent agacé.

« On fait une pause, on mange un morceau et on va trouver une solution »,

Béryl commence à sortir les provisions des sacs, elle est au bord des larmes, elle s’est toujours sentie un poids pour les autres, la prochaine fois elle restera chez elle.
Les quatre amis mangent en silence, ils sont tous un peu tendus, la randonnée ne se passe pas comme prévu. Violette tourne la tête brusquement, elle est sûre d’avoir aperçu quelqu’un derrière un tronc.

« Est-ce que quelqu’un a pris ma banane ? Je l’avais posée sur ce rocher », Joseph cherche désespérément.

« Sympa les copains, vous êtes supers drôles ! Je crève de faim en plus ! »

Tout le monde se regarde, visiblement personne n’a volé quoi que ce soit. 

« Tiens, prend la mienne », dit Béryl, « j’ai assez avec mon sandwich »

« Merci, tu es gentille. Florent tu es sûr que tu ne t’es pas trompé à un moment ? On a peut-être pris le mauvais chemin ? »

Florent jette presque sa carte au visage de Joseph,

« Et bien prends-la cette carte, tu sauras mieux la lire que moi ! »

Florent en a assez qu’on le prenne pour un incompétent, il fait son possible mais ce n’est jamais assez.

« Béryl tu fais trop d’histoires aussi. Pourquoi est-ce que tu ne veux pas traverser ? », 

Violette est un peu énervée par l’attitude de son amie, elle ne veut pas rester dans cet endroit bizarre.

« Vas-y traverse puisque tu es si maline ! »

Violette enlève ses chaussures et commence à traverser. Arrivée à mi-chemin elle glisse et tombe dans l’eau froide.

« Zut, aïe, je me suis fait mal ! »

Joseph se précipite pour la relever,

« Tes chaussures ne sont pas mouillées c’est déjà ça ».

Ils reviennent tous les deux sur la rive. Violette boîte et sa cheville enfle à vue d’œil.
Joseph se dit qu’il en a marre d’être avec des « bras cassés », la prochaine fois il partira seul. Pourtant être enfant unique a toujours été difficile à supporter, il a beaucoup souffert de la solitude, mais comment faire pour s’entendre avec les autres ?

Violette s’est fait vraiment mal, elle veut toujours prouver qu’elle peut tout faire et se retrouve souvent dans des situations difficiles.

« Bon, c’est plus compliqué que prévu, qu’est-ce qu’on fait ? »

« Dans un premier temps il faut donner des vêtements secs à Violette, tiens voilà un short que j’avais pris en plus »,

Béryl lui tend le vêtement.

Florent lui donne sa polaire :

« Tiens je ne suis pas frileux ».

A ce moment un autre promeneur arrive, il est minuscule et porte un drôle de chapeau sur la tête.

« Bonjour »

Sans un mot il passe à travers un fourré, il y a un chemin qui conduit à un pont, avec les orages de l’ été, le tracé du sentier a été sans doute un peu modifié.

« C’est notre sauveur ! »

« C’est peut-être un peu exagéré Béryl», mais Florent est soulagé lui aussi.

Seule Violette ne partage l’enthousiasme de ses amis. Ce type a vraiment l’allure d’un korrigan, à quoi joue-t-il ? Derrière le buisson le petit homme est introuvable,

« où peut-il bien être ? » se demande Violette. 

Les autres sont partis devant pour repérer les lieux. Soudain, la jeune femme entend une petite voix de vieillard, 

« Bonjour Violette ! Tu m’a repéré, bravo ! »

En disant cela le lutin enlève un énorme rocher qui est en travers du chemin, et le jette un peu plus loin comme un vulgaire caillou.
Violette est affolée, ses amis sont trop loin pour l’entendre et arriver à son secours assez vite.

« Allez, ne crains rien, tu concoures à la connaissance de mon histoire et de ma culture, en remerciement je vais arranger ton problème. Je t’ai suivie jusqu’ici parce que je savais que tu aurais des ennuis. Ça aurait pu être beaucoup plus grave d'ailleurs, mais ma mission est de veiller sur toi ».

Le korrigan touche la cheville de Violette, celle-ci sent une chaleur dans l’articulation et la douleur s’en va. Quand elle relève la tête le petit être a disparu. Elle pensait que ces êtres étaient maléfiques mais celui-là avait plutôt été sympa. La jeune femme se relève fait quelques pas en arrière mais il n’y a plus aucune trace du minuscule bonhomme. Elle décide de rejoindre ses amis.

« Tu n’as plus mal ? », demande Bèryl

« Non tu vois ça va mieux, ce n’était rien finalement ».

Les quatre amis se sentent un peu honteux de s’être emportés. Il y avait une toute petite difficulté et ils n’ont pas su la gérer, il a fallu qu’un homme, étranger à leur groupe leur donne la solution. Peut-être même que sans son intervention ils se seraient disputés plus sérieusement. Leur amitié est-elle si fragile ? Peut-être se connaissent-ils trop, ils n’ont pas la retenue les uns envers les autres qu’ils auraient avec un inconnu. Ce qui devrait être un atout est devenu un écueil. Mais connaît-on vraiment l’autre ? Notre part d’ombre se révèle dans les situations difficiles, nos amis en ont fait l’expérience. Violette, elle, a découvert qu’elle avait un ange gardien, les farfadets ne seraient pas aussi méchants et malfaisants qu’on le dit. Il faudra qu’elle en parle lors de sa prochaine conférence …

Rentrer chez soi

Depuis quelques temps je ne me sens plus maîtresse chez moi. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même, je prends très peu d’initiatives, je ne pense plus qu’à me protéger de trop de fatigue. Je ne peux plus sortir dans le froid, j’ai besoin de chaleur au propre comme au figuré. Il faut que je me retrouve, que je rentre dans ma coquille.

 

Je me retrouve seule, nous formions un couple,  une famille recomposée, je suis désormais à la tête d’un foyer monoparental.

 

Je suis désormais sans repères, je n’ai plus de colonne vertébrale, je suis désemparée. Comment en suis-je arrivée là ? Est-ce à cause de mes problèmes de santé ? Peut-être. Je me sens faible, sans défense, je ne peux plus travailler, comment vais-je gagner ma vie ? Pourtant, il n’y a pas que cela, j’ai laissé les rênes à quelqu’un d’autre, j’ai arrêté de prendre des initiatives, j’ai suivi une tactique de repli, de défense. Comment est-ce possible ?

 

Je commence par nettoyer la maison. Il faut reprendre possession des lieux. Je ne faisais plus grand ’chose par manque de temps et d’énergie. J’ai besoin de réorganiser mes journées : travail, mais aussi repos. J’ai besoin de récupérer pour pouvoir avancer, mon corps et mon cerveau sont épuisés. Certains endroits sont encrassés. En nettoyant, je lave mon esprit. Je retrouve des objets que j’avais égarés. Mes affaires avaient été reléguées dans des coins obscurs de la maison.

 

En retrouvant des choses, en passant dans toutes les pièces de la maison, je retrouve mes goûts, ce qui est important pour moi. Comment ai-je pu m’effacer à ce point ? Que s’est-il passé ? Mes amis et ma famille me disaient qu’ils ne me reconnaissaient pas, je ne me rendais compte de rien. Ma maison change d’aspect, elle redevient mienne. Mes outils de jardinage sont bien rangés. Mes vêtements sont à nouveau accessibles. Je rentre chez moi.

 

Il faut que je bouge, que je sente mon corps. On m’a reproché d’être trop passive, c’était vrai. Je reprends le chemin de la piscine plus souvent. Je profite du soleil, de ma chaise longue, des odeurs de mon jardin. Je fais des siestes sur le transat, je regarde ce qui me plaît à la télévision, je lis beaucoup plus.

 

Qu’est-ce que j’aimerais faire et que j’ai laissé de côté ? J’adore la danse, mais elle ne m’aime pas, on verra plus tard. J’ai toujours voulu écrire, des romans, des nouvelles. Je porte une histoire en moi depuis longtemps, je vais la raconter, et surtout la faire lire, m’exposer au regard et au jugement des autres.

 

Mes problèmes de santé s’arrangent, un nouveau traitement règle mes problèmes de fatigue et de concentration. Une nouvelle vie commence.

 

Je me retrouve enfin. J’habite à nouveau mon corps, ma maison, mon existence. Ma famille me retrouve. J’étais partie loin, je ne savais plus ce qui était important pour moi, Je rentre chez moi.

 

Le bonheur est de vivre en harmonie avec son corps, son environnement et ses valeurs. Réfléchissez, comment vivez-vous ? Etes-vous en accord avec ce que vous croyez vraiment ? Vous sentez vous fatigué, las ? Etre heureux, c’est  aussi penser à soi dans le respect  des autres.

FB arielleffe

Le retour

Il est 19h. Je suis dans mon salon, devant mon ordi, ma fille a 23 ans, elle fait des lasagnes à la betterave. Je vis seule, mon fils est parti travailler à Deauville.

 

 

Comment dire à ma poulette que je n’aime pas du tout ce légume rouge. Elle est en train de le cuisiner avec de la viande hachée et des oignons. Rien que d’y penser ça me soulève le cœur. Ne soyons pas bornée, il se peut que ce soit bon après tout ! Pharrell Williams chante Happy, relaxons-nous !

 

Je ne sais pas si c’est la pensée du plat en train de se préparer ou une maladie qui couve, j’ai soudain le tournis, et une envie de vomir très désagréable. Je ferme les yeux.

 

 

Me suis-je évanouie ?

 

Quand je me réveille, je suis toujours dans le salon, mais le décor a changé. Je suis bien assise dans le canapé mais, mon ordi n’est plus sur mes genoux. Rien n’est pareil, mais pourtant tout est familier. Je ferme à nouveau les yeux. Quand je les rouvre, même impression bizarre. Les meubles ne sont pas à la même place, d’ailleurs le canapé n’est plus rouge, mais vert anglais. Je regarde autour de moi, les murs sont recouverts de ce papier peint affreux, à rayures blanches et bleues, que je détestais. J’entends les enfants dans la cuisine :

 

 

-       C’est toi qui mets les assiettes !

 

-       Non, c’est toi. C’est ton tour, je l’ai fait hier !

 

Mon fils a une petite voix de bébé ! Je me lève avec précaution, je me sens bizarre. Je me dirige vers la cuisine. L’entrée est à nouveau beigeasse. Le salon est redevenu la salle à manger, et je vois mon fils, qui doit avoir onze ans, rouge de colère.

 

-       Je ne le ferai pas ! Maman, Charlotte ne veut pas mettre la table.

 

Sa voix chantonne, comme à chaque fois qu’un enfant veut « rapporter » une bêtise faite par le frère ou la sœur, à un des parents. Je me rappelle, ça avait le don de m’exaspérer, mais là, je suis presque contente de réentendre cette musique.

 

-       Arrêtez de vous disputer. Charlotte c’est à toi de mettre les assiettes.

 

Ma petite puce est offusquée :

 

-       Tu lui donnes toujours raison, c’est ton chouchou.

 

Vu l’air satisfait et taquin d’Axel, je me dis qu’il y a baleine sous gravier, ou anguille sous roche, si vous préférez.

 

-       Est-ce que je dois tirer au sort la prochaine fois ? Méfiez-vous ce sera peut-être toujours le même qui mettra la table.

 

Axel répond aussitôt :

 

-       Je suis d’accord, demain, on tire au sort.

 

Et il s’empresse de disparaître dans le salon télé.

 

Charlotte prend un air dégouté en me regardant :

 

-       J’en ai marre, c’est toujours moi qui fais tout !

 

Je me suis laissée emporter par la scène, mais je savoure avec délice, ce qui est pour moi un retour en arrière. Charlotte a de nouveau 16 ans, et Axel 11 ! Florian descend les escaliers, il arrive vers moi et m’embrasse.

 

-       Ça va mon amour ?

 

Ce salaud m’a quittée du jour au lendemain sans tambour ni trompette. J’ai un mouvement de recul.

 

-       Tu n’es pas bien réveillée ma petite chérie.

 

Je regarde le calendrier, qui est à la même place, lui. Nous sommes en 2007 ! J’ai fait un bond en arrière de sept ans ! Je deviens complètement folle. Ai-je rêvé ma vie depuis 2007, ou est-ce vraiment un retour dans le passé ? Les lasagnes cuisent dans le four, le plat italien classique visiblement. Ce qui est étonnant, c’est que je sais tout ce qui va arriver dans les sept prochaines années, c’est assez horrible finalement.

 

Par contre, quel plaisir de retrouver mes enfants plus jeunes, c’est mieux que des films ou des photos. Je regarde ma fille mettre la table avec attendrissement. Ça la contrarie visiblement :

 

-       Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça, je la mets, la table.

 

-       Excuse-moi, ma petite louloute, je n’ai pas été gentille avec toi.

 

Ma petite Charlotte est rose de plaisir, elle aime encore les câlins, ça ne va pas tarder à s’arrêter.

 

 

Je me dirige vers le salon, où Axel regarde un épisode de Naruto Shippuden, une série d’animation japonaise, que je trouve particulièrement débile.

 

Là encore, je le regarde, toute émue. Il est tout petit, ses joues sont rebondies, je ne peux résister à la tentation de le prendre dans mes bras. Il se love contre moi, c’est encore un bébé, rien à voir avec ce qu’il deviendra bientôt : un grand gaillard brun, frisé avec du poil aux pattes ! Je m’assois près de lui, et je ferme les yeux en caressant ses cheveux lisses. Le tournis me reprend, pourtant je me sens bien.

 

Quand je rouvre les yeux, je ne suis plus du tout au même endroit. Je suis toujours assise sur le canapé vert, mais je suis dans mon ancien appartement, et les cheveux que je caresse, sont très très fins, et …blonds ! C’est ma fille, elle a environ deux ans ! Elle suce son pouce en se touchant le nombril. C’est une habitude qu’elle a perdue en grandissant heureusement. Elle est adorable dans son pyjama rose, elle regarde la télévision avant d’aller se coucher. Il y a Philippe Gildas qui présente le journal sur Canal Plus. Elle est blottie, prête à s’endormir, elle sent bon. De chaque côté du meuble télé, il y a deux immenses fenêtres, je peux presque voir l’endroit où j’habiterai dans une vingtaine d’années. Vingt ans ! Est-ce possible que le temps passe si vite ? Les gens plus âgés me le répétaient sans cesse :

 

-       Profite de tous les instants, notre vie passe tellement vite !

 

Soudain, je me rends compte que mes parents doivent toujours être en vie ! C’est formidable, je vais pouvoir leur parler à nouveau ! Je me lève un peu trop vite au goût de ma petite fille, et je me précipite vers le téléphone. J’appuie sur les touches correspondant à leur numéro que je ne compose plus depuis si longtemps déjà ! Je reconnais la petite musique que la succession de ces nombres provoque dans le téléphone : sol sol ré, mi sol ré mi ré. Après plusieurs sonneries, ma mère répond :

 

-       Allo ?

 

-       Oh Maman, je suis tellement contente de d’entendre !

 

-       C’est Béryl ? Qu’est-ce qui se passe ? Il y a quelque chose qui ne va pas bien ?

 

-       Si, si, je vais très bien, je suis heureuse d’entendre ta voix, c’est tout !

 

-       Tu es heureuse d’entendre ma voix ? Et bien voilà autre chose, tu as l’air bizarre.

 

Elle s’adresse soudain à mon père, qui doit être intrigué par mon coup de fil.

 

-       C’est ta fille, je ne sais pas ce qui se passe, tu veux lui parler ?

 

J’entends le bruit d’une chaise qu’on déplace, et la voix de mon père que je n’ai plus entendue depuis 17 ans.

 

-       Ouaih, qu’est-ce qui t’arrive, grande saucisse ?

 

Je pleure à chaudes larmes, je ne veux pas les inquiéter pourtant.

 

-       Tu pleures ? Mais qu’est-ce qui se passe bon dieu ?

 

-       Rien, j’ai épluché des oignons, et j’ai fait brûler mes lasagnes.

 

Le mensonge est grossier, mais je ne peux pas leur dire que je viens de repartir 21 ans en arrière !

 

-       Ce con de Jean-Marc n’est pas encore rentré ?

 

Mon père n’aimait pas tellement  mon ex-mari, il n’avait pas tort.

 

-       Non, il ne va pas tarder. Bonsoir, je vais m’occuper de Charlotte.

 

-       Ok on se rappelle demain. C’est pas grave pour ton souper, vous boufferez du pain et du sauciflard ! Allez je t’embrasse !

 

Moi aussi, je vous embrasse tous les deux, vous me manquez tellement.

Mon attitude inquiète Charlotte, je me rassois et je la prends dans mes bras. Je vais  lui lire une histoire pour la calmer. Elle finit par s’endormir, et moi aussi.

 

Quand je me réveille à nouveau, le décor a encore changé, mes mains sont ridées, et je suis dans les bras d’un homme aux yeux bridés. D’où vient-il celui-là ? Je finirai donc ma vie avec un asiatique ?  Il me sourit. Je pose ma tête sur son épaule, il a l’air très gentil celui-là.

 

-       Tu te rends compte mon Amour, que demain, nous fêtons nos 80 ans !

 

Les retrouvailles

Les enfants sont à l’école, je peux souffler un peu.  Julien est parti travailler de bonne heure, il part de plus en plus tôt et rentre de plus en plus tard. C’est mauvais signe. En même temps je m’en fous, il ne me parle plus que de son boulot et de ses soucis, ma petite personne ne l’intéresse absolument pas. Qu’il fasse ce qui lui plaît après tout ! Je n’ai cours avec mes élèves que cet après-midi, je me prépare une petite tasse de café, je peux commencer à réfléchir au nouveau défi d’écriture de mes copains de l’Orée, qu’est-ce que je vais pouvoir inventer cette semaine, quel est le sujet déjà ?

 

On sonne à la porte. Zut ! Me voilà coupée dans mon élan créatif !

 

-       Qui est là ?

-       François Mignaut

Ce nom me dit quelque chose, j’ai connu un François Mignaut quand j’avais 14 ans. Il n’était pas très grand mais très musclé, il faisait du karaté. Je me rappelle de la première fois que je l’ai vu, je ne pouvais pas le quitter des yeux. Il était très brun avec un regard d’un bleu !!!! Son teint était mat, et son sourire !!! J’en ai encore des frissons. Il fut mon premier amour, le vrai, le fort, qui m’a fait pleurer longtemps et a complètement changé ma vision des relations amoureuses. Après lui je me suis dit qu’il ne fallait plus me fondre dans une relation, il fallait que je réussisse à garder mes distances.  Je ne suis plus jamais tombée amoureuse en fait.

 

J’ouvre la porte.

 

-       Bonjour. François Mignaut des Assurances de France. Je ne vous dérange pas j’espère. Je voulais vous parler de votre avenir et de la protection de votre famille. Vous avez des enfants à ce que je vois.

Il me tend la main, et me montre les jouets qui traînent en souriant.

 

-       Oui bien sûr, entrez.

Je ne ferais jamais ça d’habitude, je déteste les démarcheurs, mais je suis fascinée par ce petit bonhomme rougeaud. Je lui serre la main, et un fourmillement que j’avais oublié depuis longtemps me chatouille le creux de la paume.

 

Je lui propose un café, et nous nous asseyons autour de la table.

 

-       Vous êtes très accueillante, je vous remercie. Tout le monde n’est pas comme vous.

Cette voix, ressemble à celle de mon François, mais il n’y a vraiment que la voix. Cet homme est gros, chauve, ses yeux sont bleus mais au milieu de ce teint rubicond ils ne me font pas du tout le même effet.

 

-       Un accident de la vie est très vite arrivé …

Il me débite son boniment, et moi je l’observe.  A tel point qu’il commence à être un peu gêné.

 

-       Vous êtes d’ici ?

Ma question peut lui paraître indiscrète mais je finis par me demander s’il n’est pas de la famille de MON François, celui qui était si beau, si gentil, celui avec qui j’avais fait un pacte de sang. Nous ne nous quitterions jamais, nous étions liés pour la vie.

 

-       Oui, oui, je suis né dans cette ville. Et vous ?

 

-       Moi aussi.

Je ne sais pas pourquoi à cet instant précis je lui souris. C’est irrésistible les coins de ma bouche se relèvent sans que je  puisse rien y faire.

Tout à coup, il me fixe. Nos regards s’immergent l’un dans l’autre.

 

-       Ce sourire ! Je le reconnais, tu es Catherine n’est-ce pas ?

Je ne peux plus parler. Nous nous prenons les mains, une chaleur nous envahit immédiatement. Un sentiment de bien-être que je n’avais pas connu depuis longtemps me submerge.

-       C’est incroyable ! Je ne devais pas venir dans ton immeuble je remplace un collègue malade. Je suis tellement content de te revoir !

 

Nous nous racontons nos vies, nos conjoints, nos enfants, nos boulots, on ne s’arrête plus. Le temps n’existe plus. Les aiguilles de l’horloge ont même tourné à l’envers, nous sommes redevenus des adolescents. J’oublie son physique, il est à nouveau musclé, ses cheveux ont miraculeusement repoussé.

 

-       Pourquoi m’as-tu quittée pour cette idiote d’Isabelle, elle était complètement sotte !

 

-       Je sais. Notre amour me faisait peur, il était trop fort, je me sentais piégé, j’ai préféré partir, mes parents m’envoyaient dans un internat lointain, j’en ai profité. Mais j’ai eu tort, ma vie sentimentale a été un échec complet, je n’ai jamais plus rien vécu d’aussi fort.

Moi non plus. Ma vie est terne, depuis qu’il est là à côté de moi le film n’est plus en noir et blanc, il est en technicolor.

 

Je sais que ma décision est prise, je ne peux plus vivre cette vie qui n’est pas la mienne. Comment vais-je annoncer à mon mari que je vais le quitter. Il est grand beau et costaud, il a tous ses cheveux, une superbe situation, mais c’est ce petit bonhomme qui me rend folle. Son égo va en prendre un coup, ça va être dur pour les enfants, mais  j’ai 14 ans à nouveau et c’est tellement bon !

 

 

 

 Image : vinymeister

Un réveillon inhabituel

On est le 24 Décembre et pour la première fois de sa vie, Clothilde va passer le réveillon de Noël seule. Il y a de fortes chances (si on peut appeler ça comme ça), que le 31 se déroule dans les mêmes conditions. Son mari est parti de la maison depuis longtemps, son compagnon aussi et ses enfants sont chez leur grand-mère.

 

Elle a décoré la maison, c’est une fête qu’elle aime beaucoup. Elle aime le rouge, le doré, le brillant, les lumières qui clignotent, elle en a mis dans toutes les pièces et même dans le jardin.

 

Ce soir elle mangera du foie gras et du homard. A Noël on doit manger des mets exceptionnels. Le vin moelleux et le Vouvray pétillant sont au frais, elle a aussi acheté un petit Christmas pudding pour elle toute seule. Elle flambera sa part au Cognac ou au Whisky.

 

Allez ! A la tienne Clothilde, joyeux Noël !!! Elle se verse une petite coupe. Les bulles éclatent joyeusement dans son verre, et le liquide frais coule agréablement dans son gosier.

 

Elle n’est pas sûre d’avoir bien fermé le portail du jardin. Elle sort avec son trousseau de clés, il pleut à verse et elle presse le pas. En s’approchant de la barrière elle entend une sorte de grognement. Dans la rue, assis sur le trottoir, il y a un homme qui paraît assez âgé.

 

-Qu’est-ce que vous faites assis là monsieur ?

 

-Excusez-moi, je suis tombé. Je ne suis pas saoul vous savez, j’ai une maladie qui fait que je perds parfois l’équilibre. J’espère que je ne vous ai pas fait peur.

 

-Non, n’ayez pas d’inquiétude, vous allez être trempé, voulez-vous que j’appelle quelqu’un qui pourrait venir vous chercher ?

 

-Non merci, c’est très gentil, je vais repartir.

 

Le vieil homme essaie de se relever, mais n’y parvient pas. Clothilde l’aide tant bien que mal, mais il est lourd. En prenant appui sur le mur de sa maison, il arrive à se remettre debout.

 

-Entrez dans ma maison, il pleut trop, nous verrons ce que nous allons faire.

 

 

Elle fait entrer l’homme aux cheveux longs et à la barbe encore noire dans sa cuisine.

 

-Je m’appelle Clothilde, et vous ?

 

-Giuseppe, je suis d’origine italienne. Je suis désolé de vous déranger un jour comme celui-là. J’ai des pertes d’équilibre et des pertes de mémoire, il m’arrive parfois de me perdre.

 

Clothilde aide Giuseppe à enlever son manteau, il n’a aucun papier d’identité. Elle lui sert une coupe de Crémant, quand tout à coup elle entend des cris dans la rue.

 

-Je m’en vais, tu ne me toucheras plus, c’est fini, je fais ma valise !!!!

 

Clothilde sort, et voit sa voisine dans la rue, les cheveux en bataille. Cette femme habite en haut de la rue, un homme lui court après. Elle a juste le temps d’ouvrir le portail et de faire entrer la jeune femme. Elles se cachent toutes les deux derrière la haie. L’homme passe devant la maison, tel un fou, il hurle :

 

-Reviens, je vais te tuer !

 

Toutes les deux attendent un peu, elles ne sont pas très rassurées. Elles se dirigent vers la maison. Clothilde conduit la rescapée aux cheveux longs dans sa cuisine où Giuseppe a repris des couleurs.

 

-J’ai tellement honte. Je m’appelle Myriam, mon mari me frappe quand il a bu. Je me suis échappée, je ne peux plus supporter ça.

 

-Je vous comprends, dit Clothilde. Restez un peu ici, nous aviserons plus tard. Je vous sers une coupe.

 

Myriam a enfilé un pull de son hôtesse et elle s’assoit à côté du vieil homme.

 

Un bruit, comme un grincement, attire l’attention de Clothilde. Ce bruit vient du jardin. Elle sort pour la troisième fois de la soirée. C’est un réveillon bien mouvementé finalement. Il s’agit d’un gémissement. Il vient de la haie, sous le lilas. Il y a une sorte de paquet qui semble avoir été jeté là. Il s’agit d’un  couffin. Un bébé est couché dedans.

 

Clothilde se dépêche de ramener le petit au chaud. Dans le  lit minuscule, sur un papier bien plié est écrit « Issa ».

 

-Ce doit être son prénom, dit Myriam. C’est joli.

 

-Qui a bien pu le mettre là un soir de Noël !

 

Clothilde est choquée.

 

Giuseppe regarde le couffin.

 

-En tout cas, la personne qui l’a mis dans votre jardin a pris soin de bien le couvrir, il n’est même pas mouillé.

 

C’est vrai, Issa s’est endormi, Clothilde doit même le découvrir un peu.

 

-Ouah, ouah

 

-Un chien maintenant, c’est incroyable ! J’espère qu’il n’est pas dans mon jardin celui-là !

 

Giuseppe qui paraît beaucoup plus jeune maintenant et Myriam regardent Clothilde d’un air gêné.

 

-Ne vous inquiétez pas, je disais ça parce que c’est une soirée bien curieuse.

 

Dehors un chien remue la queue, il lèche la main de Clothilde qui le fait entrer. Il se précipite et se couche aux pieds de Giuseppe et de Myriam qui a pris Issa dans ses bras.

 

La crèche est presque complète, Clothilde s’attend d’une minute à l’autre à voir les Rois Mages entrer dans la petite maison.

 

 

Elle a partagé son repas et sa maison avec ces personnes désemparées, c’est Noël non ?

Révision des 50

Depuis le 13 Août j’ai 50 ans. Un demi-siècle, ça fout la trouille. Quand j’étais petite les personnes de cet âge ma paraissaient être des vieillards. Aujourd’hui, j’ai des amis de 60 ans et plus qui font du sport et s’habillent normalement, c'est-à-dire à la mode. Ils n’ont pas encore revêtu l’uniforme des vieux : robe sac en acétate pour les femmes qui veulent cacher leur embonpoint, couleurs criardes ou bordeaux triste ; pantalon marron en acrylique pour les hommes avec blouson beige et casquette. On voit les Rolling Stones à la télévision en jeans et Perfectos, ouf !

 

Au milieu des pubs Damart, Anne Weyburn et couches pour incontinents, (je suis sur les « mailings » des vieux maintenant), je trouve une lettre de l’assurance maladie :

 

« Madame X,

 

Vous venez d’avoir 50 ans (merci, on est au courant !), Le cancer colorectal (beurk !) touche un nombre important de personnes. Dans le cadre d’un dépistage systématique, nous vous invitons à prendre rendez-vous avec votre médecin munie de cette lettre.

 

Veuillez agréer… »

 

J’ai déjà vu comment ça se passe, on doit passer une petite bandelette sur un caca bien frais. Pas très réjouissant, mais c’est pour la bonne cause. Je prends rendez-vous chez mon médecin.

 

 « Je ne fais plus faire ce genre de test, c’est de la bêtise. Un de mes patients a failli mourir parce qu’aucune trace de sang n’avait été détectée dans ses selles. Il maigrissait, donc je lui ai prescrit une coloscopie, il avait une tumeur grosse comme une balle de tennis dans l’intestin, c’était impressionnant ! »

 

Elle regarde mon dossier :

 

« Votre mère et votre tante ont eu un cancer du côlon ? On ne rigole pas avec ça, je vous fais une ordonnance. Vous irez voir mon ami Bolgarski, il est très sympa. 

 

-       Vous êtes sûre que c’est obligatoire ? Je me sens bien, je suis sûre que je n’ai rien.

 

-       Quand il y a une tumeur c’est trop tard, c’est un mauvais moment à passer mais ça évite pas mal d’ennuis. Prenez rendez-vous le plus vite possible.»

 

Martine (mon médecin s’appelle Martine), tu n’es pas sympa aujourd’hui ! Je n’ai pas du tout envie de faire cet examen. Ma mère m’a toujours dit que c’était très pénible, d’ailleurs à la fin, elle refusait de le faire, ma tante aussi d’ailleurs. Il fallait boire des litres de « plâtre » dégoutant, et on avait la colique pendant 24 heures. J’envoie un message à ma sœur, elle me répond :

 

« On me demande d’en passer une régulièrement mais je ne l’ai pas encore fait. J’ai une copine qui m’a dit que c’était mieux qu’avant et que le liquide à boire n’était plus aussi mauvais qu’avant. Maman devait passer la nuit à l’hôpital, maintenant on rentre le soir même. »

 

Je ne suis qu’à moitié rassurée. Allez courage ! Il y a plein de gens qui en passent tous les jours, je ne vais pas faire ma mauviette.

 

Je passe à la pharmacie :

 

« Vous allez passer une colo ? (quand on est branché et qu’on parle comme les médecins, on dit « colo », bien que ça ne soit pas des vacances…), pourquoi on vous demande ça ? »

 

-        Ma mère et ma tante ont eu un cancer colorectal, mais rassurez-vous elles ne sont pas mortes de ça.

 

La pharmacienne me regarde comme si j’étais déjà passée de l’autre côté du miroir. Entre les cancers du sein et les cancers du côlon, les femmes sont assez gâtées  dans ma famille.

 

« Voici un verre mesureur, la poudre à mettre dans l’eau, et l’arôme de vanille. Vous n’êtes pas obligée de l’utiliser, certaines personnes trouvent que le goût est encore pire avec la vanille, (encore pire…). Vous pouvez aussi mettre du sirop de menthe si vous préférez.

 

-On m’a dit que ça s’était amélioré et que la potion était moins difficile à avaler maintenant.

 

La jolie blonde a une moue dubitative :

 

-On n’est jamais venu m’en redemander après l’examen… »

 

Me voilà prévenue, ça ne va pas être une partie de plaisir.

Je prends rendez-vous avec le gastro-entérologue et l’anesthésiste.

 

 

Le jeune homme qui va m’endormir me dit qu’il remplace un certain docteur Martin. Il m’indique les tarifs, ce praticien est dans le secteur 1, ce qui signifie que son acte sera complètement remboursé ; si il avait fait partie du secteur 2 ses honoraires étaient libres et il aurait fallu que je change la date de mon intervention pour avoir un autre anesthésiste. Je n’ose pas imaginer le bazar dans l’organisation pour que les deux spécialistes et moi soient disponibles le même jour !

 

« On vous a donné une feuille avec le régime à suivre ? Suivez bien toutes les indications surtout. Quelle est votre taille, et votre poids ?»

 

Il a l’air satisfait de mes mensurations de mannequin, je sens du respect dans son regard. Il y aura moins de risques d’accident pour lui, c’est aussi bien. La tension est bonne, tout s’annonce pour le mieux.

 

« C’est un examen qui ne dure que 20 minutes, après on vous place en salle de réveil, et vous retournez dans votre chambre. Quelqu’un doit venir vous chercher, il ne faut pas rentrer seule. »

 

Je demanderai à une amie de venir, j’espère qu’il y en aura une de disponible, mon « cher et tendre » ayant déserté quelques mois plus tôt.

 

« Vous risquez d’avoir un peu mal au ventre après l’examen.

 

Je le regarde inquiète,

 

-On vous met de l’air dans l’intestin donc, de retour dans votre chambre, vous allez être ballonnée. Il ne faut pas retenir les gaz surtout, il faut qu’ils s’évacuent. »

 

Je regarde ce jeune médecin séduisant me parler de mes prouts qu’il ne faudra pas retenir dans la chambre que je vais partager avec quelqu’un dans le même état que moi, j’imagine déjà le concert de pets que je vais jouer avec une inconnue… Tout avait bien commencé, il m’avait trouvé séduisante, là,  je viens d’en prendre un sacré coup !

 

Je n’ai vraiment pas envie de vivre ça !!!

 

Je quitte le gentil anesthésiste avec une poignée de main, et je vais retenir ma chambre. Dans la salle d’attente deux couples discutent :

 

« Se soigner coûte de plus en plus cher. J’ai choisi mon chirurgien en fonction de ses tarifs, ça devient honteux, on ne peut plus se faire rembourser maintenant ! »

 

La grosse dame à ma droite renchérit :

 

-       C’est vrai c’est scandaleux. De toute façon il y a trop d’abus. Quand je pense à toutes ces femmes qui se font refaire le nez à nos frais ! Le médecin dit qu’elles ont une déviation nasale, et ça passe, ça ne peut plus durer ! 

 

-       Et tous ces étrangers qui viennent se faire soigner chez nous ! Qui paye à votre avis ?

 

Je me dois d’intervenir, ces gens sont des racistes il faut que je fasse entendre ma voix.

 

-       Nous avons de la chance d’habiter dans un pays où les étrangers viennent se soigner, imaginez si nous étions à leur place et que nous devions partir pour guérir.

 

Les quatre « révoltés » me regardent comme si j’étais une extra-terrestre.

 

-       Et toutes ces circoncisions qui passent pour des phimosis, ça coûte des fortunes, c’est nos impôts qui payent pour tout ça !

 

Ils sont antisémites en plus ! Nous voilà revenus dans les années 30 ! Ils sont tous les trois obèses et le monsieur en face de moi arbore le nez rouge d’un alcoolique. Sa femme vient pour une opération du genou.

 

-       Vous savez qu’au Royaume Uni, Margaret Thatcher avait proposé de ne plus rembourser les soins des fumeurs atteints d’un cancer du poumon. Selon elle, si on n’avait pas une bonne hygiène de vie, on était responsable de ses maladies, la société n’avait donc pas à payer pour  eux. On pourrait étendre ce raisonnement au gens en surpoids qui ont mal au genou, et qui auraient pu éviter les ennuis en maigrissant de 30 kilos.»

 

Mes voisins de salle d’attente sont atterrés.

 

 

Je me lève en roulant des mécaniques dans mes bottes à talons haut que je claque en marchant vers le bureau de la secrétaire. Je vais retenir ma chambre assez fière de mon petit effet.

 

« Bonjour, je viens pour une coloscopie le 12 Novembre.

 

-       Quel est votre nom, votre date de naissance, votre adresse…

 

J’ai dû répéter toutes ces informations 4 fois déjà.

 

-       La personne à contacter en cas de problème est toujours Monsieur Y ?

 

-       Non, ce n’est plus Monsieur Y.

 

Pourquoi faut-il qu’on me rappelle toujours l’existence de cet abruti ?

 

Je donne le nom et l’adresse de ma meilleure amie. La secrétaire me regarde d’un air un peu triste, elle aussi s’est déjà fait larguée, je sens du soutien dans son regard.

 

« Prenez une chambre double, elles sont entièrement remboursées et vous n’y resterez pas longtemps. »

 

Elle sait que quand on est seule on ne roule pas sur l’or, je suis sensible à sa gentillesse.

 

Je repasse devant mon petit groupe de racistes en me dandinant.

 

 

Le Dimanche commence mon régime. A 10 heures je prends un solide petit déjeuner : jus d’orange, croissants, thé ; c’est le repas du condamné, pendant 48 heures, je ne vais pas être à la fête. Je pars à la piscine me détendre. Ce midi, œufs à la coque pâtes, biscuits secs. Je ne mange rien l’après-midi, je regarde la nourriture avec suspicion. Sur ma feuille de route il est écrit :

 

« Régime sans déchets »

 

Le gras et le sucre seraient donc les seuls constituants de nos selles. Bizarre… Le soir : foie d’agneau grillé et riz. J’aurais bien envie d’un petit chocolat ou d’un morceau de cake aux fruits mais c’est INTERDIT ! J’ai même refusé une invitation à dîner, ça saoule cet examen.

 

 

Le lendemain matin, je mange deux tranches de pain grillé que j’ai retrouvées dans le placard, elles ont pris l’humidité, même avec de la confiture c’est  limite, je bois ma théière de thé English Breakfast bio, ça ne peut pas faire de mal. A 18 heures, je dois commencer l’ingurgitation de ma potion laxative, je regarde le grand pot en plastique de travers. Les quatre sachets de poudre sont prêts, les trois bouteilles d’eau minérale aussi.

 

J’ai mis le réveil pour ne pas oublier l’heure, mais à 17h55 le breuvage est déjà prêt. Je m'en verse un grand verre. En buvant tous les quarts d’heure je devrais avoir fini les deux litres à 21 heures. La boisson est infecte même avec l’arôme vanille. J’ai l’impression de vivre le supplice de l’eau. Je me rappelle du film de Christian Jacques, François 1er, avec Fernandel. Le bourreau lui fait boire des litres d’eau pour le faire avouer. Je ne sais pas ce que je vais avouer, mais la torture commence bel et bien. Mon estomac n’en peut plus, j’ai l’impression d’être une outre.

 

J’arrive à avaler un steak haché avec des pâtes, mais la boisson à la vanille me donne envie de vomir. Je m’installe devant une série danoise passionnante « The Killing », ce sont les deux derniers épisodes, je les ai enregistrés, je vais savoir qui est le meurtrier.

 

 

A 21 h, le pot est vide, mission accomplie ! Mon ventre gargouille, le chat dort sur mes genoux. Je sens une chose humide au fond de mon pantalon. Ce n’est pas possible ! J’éjecte le matou et je cours aux toilettes, la potion fait de l’effet, j’explose littéralement dans la cuvette des toilettes. Ce n’est pas possible, qu’est-ce que c’est que ce truc ? Je suis seule dans la maison, j’enlève mon pantalon et je monte l’escalier pour aller me laver et me changer. Il y a du sang sur le gant de toilette, non, mes règles ont débarquées avec une semaine d’avance ! Et si le chirurgien ne voulait pas me faire l’examen, j’aurais bu toute cette saloperie pour rien !

 

 

Je redescends, je remets le film au début. Un quart d’heure plus tard, je me précipite à nouveau aux toilettes.

 

 

Je finis par m’organiser assez bien, et j’ai le temps d’appuyer sur pause avant d’aller exploser…toutes les 15 minutes. Le chat se demande ce qui m’arrive, elle me regarde (c’est une fille) avec des yeux interrogateurs,

 

« Un nouveau jeu peut-être ? »

 

Mon fondement est en feu, qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça, c’est inhumain, quel esprit malade a pu inventer un supplice pareil ? Le beau Lars Mikkelsen  ne se doute pas du drame qui se joue de l’autre côté du petit écran.

 

A 22h30 ça se calme, je monte me coucher épuisée.

 

 

Le lendemain je suis levée à 6h30, je n’ai pas beaucoup dormi. Je me suis tirée les cartes divinatoires : aujourd’hui « rencontre ». Super ! Ca ne pouvait pas tomber un autre jour ?

 

Je dois me laver les cheveux et j’ai le droit de déjeuner jusqu’à 8h. Je dois commencer la potion diabolique juste après, il faut que je la joue fine, impossible de risquer une « explosion » dans la baignoire, mes cheveux devront être lavés et séchés avant l’heure fatidique. Quel stress !

 

Je déjeune, en suivant les recommandations de la fiche : Biscottes, confiture, café noir. De toute façon, tout va se retrouver dans les toilettes avant midi !

 

Je m’habille mais je décide de garder un pantalon de jogging pour pouvoir libérer les éruptions plus facilement.

 

Je m’installe avec l’ordinateur portable près des toilettes, à la place de ma théière, le pot en plastique.

 

 

Dès 9 h30, le cinéma recommence. Je suis épuisée, je redoute que quelqu’un ne sonne à la porte ou que le téléphone vibre. Je n’ose imaginer une explosion soudaine devant un témoin de Jéhovah venant m’annoncer que je suis sauvée, il penserait à un signe du ciel !

 

 

Si le chirurgien ne veut pas me faire l’examen je refuse de recommencer ce cirque. Je jongle avec les tampons et les serviettes pour éponger le flux de sang qui a décidé de se libérer lui aussi. Pourquoi Dieu nous a-t-il fait avec un corps comportant autant de liquides qui ne demandent qu’à s’échapper à la moindre occasion ? Il faudra que je demande au témoin de Jéhovah, mais pas aujourd’hui.

 

 

Vers 11 h mes humeurs se calment un peu, mon intestin doit être tout propre.

 

 

A 12h30, mon amie Frédérique (tu as vu tu es dans mon histoire !) vient me chercher. Je lui raconte mes aventures qui la font beaucoup rire, elle me suggère de les raconter.

 

Nous partons vers l’hôpital, le plus dur est passé, je sais que je vais m’endormir grâce aux sortilèges du gentil anesthésiste et que je me réveillerai quand tout sera fini.

 

Une jeune infirmière m’installe dans une chambre individuelle. Je lui fais remarquer que j’ai retenu une chambre double parce que c’était moins cher. Elle me dit que ce n’est pas son problème, et que je serai aussi bien là. C’est mon jour de chance, je n’aurai pas à subir la famille d’une compagne de chambre, et si je suis fatiguée après l’anesthésie, je pourrai dormir. Elle me repose les sempiternelles questions, mon nom, mon âge etc, des fois que j’aurais envoyé quelqu’un d’autre à ma place. Elle est tellement gentille que je lui réponds de bonne grâce. Elle me dit qu’on m’emmènera au bloc à 14 h. Je regarde ma montre, à 13h45 j’irai changer mon tampon pour ne pas inonder le brancard de liquide rouge, il se mêlerait au liquide marron de mon caca ça serait beau !

 

 

On vient me chercher un peu plus tôt que prévu et je dois changer un peu mes plans.

 

Un gentil jeune homme m’aide à m’installer sur un lit à roulette et on me « stocke » avec d’autres personnes dans un petit hall devant deux blocs opératoires. Une autre jeune infirmière s’informe à nouveau de mon identité et me dit gentiment que nous sommes nées le même jour. A 25 ans de différence mais c’est sympa de me le dire. Elle m’enfonce une aiguille dans l’avant-bras avec beaucoup de délicatesse, je ne sens pratiquement rien.

 

Une jolie femme liftée prend place près de moi, l’infirmière lui demande si elle a bien supporté la potion diabolique. Je sens la dame un peu désarçonnée à l’idée qu’on peut l’imaginer sur les toilettes en train d’exploser alors qu’elle fait tellement d’efforts pour paraître impeccable, et effacer les traces du temps. L’anesthésiste passe nous voir et pose des questions très personnelles à chacun d’entre nous, visiblement le secret médical est un mot qu’il n’a jamais entendu :

 

 « Bonjour, comment allez-vous ? »

 

Question à deux balles, je préfèrerai être loin, très loin d’ici. Evidemment je réponds :

 

- Très bien merci.

 

- Vous avez bien pris toute la potion ?

 

C’est reparti ! Oui et j’ai bien explosé dans les toilettes !

 

-       Oui pas de problème.

 

-       Vous avez eu des absences ces jours derniers ? Plus, ou moins que d’habitude ?

 

De quoi je me mêle ?!? Pourquoi parle-t-il de ça devant tout le monde ? On va me prendre pour une zinzin !

 

-       Tout va bien.

 

-       Vous êtes sûre ? Vous n’avez rien remarqué ?

 

Il insiste cet idiot ! Les autres me regardent avec curiosité. Je prends mes médicaments et tout va bien.

 

-Vous avez bien pris vos cachets surtout ! Le même nombre que d’habitude ?

 

- Oui tout va bien.

 

Il est lourd décidément !

 

L’infirmière pousse mon brancard dans le bloc. Tout paraît prêt. On me met un masque sur le nez et la bouche, on m’injecte un liquide dans la perf, et je m’endors.

 

Je me réveille dans une salle au milieu de personnes en uniformes verts. Il y a des brancards partout, j’ai un peu de mal à ouvrir les yeux. Il y a un drôle de bruits dans la salle, c’est une machine, je ne sais pas à quoi elle peut servir, ça m’empêche de dormir. Il faut que je me réveille, je suis en salle de réveil, l’examen a eu lieu, j’espère qu’ils ont réussi à le faire…

 

Je tourne la tête vers la gauche. Une grosse femme est allongée à quelques mètres de moi, elle dort toujours, et… elle ronfle. C’est elle la machine que j’entendais ! J’espère que je n’ai pas ronflé comme elle !

 

 

Le jeune anesthésiste passe d’un lit à l’autre, je l’entends dire à un vieux monsieur qui dort encore:

 

« Monsieur, tout va bien, on vous a enlevé quelques polypes mais c’est sans gravité. »

 

Il se tourne vers l’infirmière,

 

-       - C’est un homme très âgé, il a plus de 80 ans »

 

Toujours fâché avec le secret médical celui-là !

 

Il s’approche de moi :

 

« Tout s’est bien passé ! »

 

-      -  J’espère que je n’ai pas ronflé", dis-je en regardant ma voisine de lit.

 

-       - Non, ne vous inquiétez pas."

 

Il est gentil finalement.

 

 

On me reconduit à ma chambre.

 

L’infirmière a changé, ce n’est plus la gentille jeune fille du début de l’après-midi, mais un espèce de dragon qui a bien mon âge !

 

-On va vous apportez un goûter. Vous avez eu des gaz ?

 

J’aime bien l’association des deux événements, ça met en appétit.

 

-Non je n’ai pas mal au ventre.

 

- Vous avez dû les faire dans la salle de réveil.

 

Quelle horreur ! Alors comme ça je n’aurais pas ronflé mais pété devant tout le monde ! C’est un supplice cet examen.

 

Elle regarde mon bras et m’informe qu’elle va revenir avec le nécessaire pour m’enlever l’aiguille qui est encore dans mon bras.

 

C’est un vrai gendarme cette bonne femme. Sans ménagement elle me tire le bras et m’arrache littéralement les sparadraps et l’aiguille, quelle brute !

 

Bon c’est pas tout ça mais au bout de trois heures de lecture de vieux Téléramas j’aimerais bien rentrer chez moi. Il faut attendre le gastroentérologue, il doit finir ses explorations d’intestins et d’estomacs puants, quel métier !

 

A 18 heures je suis enfin libérée, retour dans 5 ans … Agnès (toi aussi tu es dans l’histoire !) m’attend à la porte de l’hôpital, surprise de me voir en si bonne forme.

 

Rideau !