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Marabout de ficelle

Cynthia désespère, son homme est vraiment petit. Stive est adorable, beau, gentil, il la couvre de cadeaux, mais elle se sent parfois obligée de laisser ses Louboutins de 12 cm au placard. C’est très ennuyeux, parce qu’une mini-jupe ou même un jean avec des ballerines, ça fait godiche, ça vous aplatit la silhouette, et Cynthia est toujours très élégante. Aujourd’hui, elle a acheté une magnifique robe fourreau blanc cassé avec des fils de lamé tissés dans l’étoffe. Elle est très moulante et le décolleté est vertigineux. Ses escarpins noirs rappellent ses cheveux de jais. Elle a un peu de mal à marcher avec ses très hauts talons, mais la séduction est à ce prix. De l’eye-liner, deux ou trois ombres à paupières, des faux cils, un fond de teint nude rehaussé de blush bordeaux et un rouge à lèvre rouge baiser, ça donne une sacrée allure ! Les femmes oublient souvent la beauté des mains, Cynthia, elle,  va régulièrement chez sa manucure Brenda qui lui pose des ongles de deux centimètres en résine. Après Bren peut pratiquer le Nail Art, c’est magnifique ! Au printemps elle dessine des fleurs, l’été des fruits, des fraises, des agrumes, l’automne des feuilles mortes et l’hiver dernier, chacun des  doigts de Cynthia était orné d’une boule de Noël différente, le chef d’œuvre était sur le pousse, un adorable bonhomme de neige !

 

A la fin du mois ils sont invités chez Priscilla. Cette amie de longue date est devenue célèbre parce qu’elle communique avec Dieu, elle est comme qui dirait sa messagère. Stive est vraiment trop petit, ça ne fera pas un beau couple. C’est vrai, l’homme doit être plus grand que la femme quoiqu’il arrive ! Donc même si Cynthia plafonne à un mètre quatre-vingt-dix avec ses shoes, Stive doit la dominer.

 

Il ne reste que trente jours pour faire grandir Stivy.

 

Cynthia frappe à la porte du marabout qui habite au rez-de-chaussée de son immeuble.

 

Professeur YEDALIBA
GRAND VOYANT MEDIUM 

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Spécialiste des problèmes des couples 
harmonie conjugale, 
Amour affectif, retour de l'être aimé, fidélité problèmes de divorce, empêche la séparation, problèmes familliaux, même cas désespères, crise conjugale, désenvoûtement, protection contre les dangers, mal chance, attraction de la clientèle, talisman pour le commerce facilité de paiement
 

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Voilà qui a l’air sérieux !

Monsieur Yedaliba la reçoit dans une pièce très sombre, éclairée par des dizaines de bougies.

 

-       Bonjour, j’ai un très gros problème.

 

-       Si vous avez un pRoblème, je suis capable de vous aider gRâce à mes pouvoiRs de maRabout désenvouteuR.

 

-       Très bien. Que dois-je faire ?

 

-       Donnez-moi 50 euRos, il n’y a Rien qui est gRatuite dans la vie.

 

-       Bien sûr ! C’est tout à fait normal !

 

-       Quel est votRe pRoblème ? Je peux vous aider paRce que je fais RégulièRement des pRièRes pouR ne pas RencontRer de peRsonnes qui n’auRaient pas de chance avec moi.

 

-       Très bien.

 

« Il a l’air vraiment sérieux ce marabout », se dit Cynthia.

 

-       Voilà, vous allez peut-être trouver ça bête, mais je trouve que mon fiancé est trop petit et je voudrais qu’il grandisse.

 

-       Mes pouvoiRs de chamane afRicain me peRmettent de « tRavaille » à paRtir de son nom ou de son pRénom. Je peux aussi tRavailler avec sa date de naissance, une photo ou un souveniR lui appaRtenant. Je vais ainsi utiliser la voyance occulte à votRe avantage.

 

Cynthia sort une photo de son portefeuille, on y voit Stive, les muscles luisants, en slip panthère, posant tel un culturiste.

 

-       Il s’appelle Grosplant Stive, avec un « i », il est né le 18 Juin 1996.

 

Elle fouille dans son sac à la recherche d’un souvenir, mais ne trouve que le premier préservatif qu’ils ont utilisé, elle le garde précieusement dans un petit sac pailleté.

-       Je n’ai rien lui appartenant, désolée, dit-elle en rougissant un peu, cette première nuit avait été super hot…

 

Le professeur sort un jeu de Tarot et place la photo de Stive au centre des cartes.

 

-       Je satisfeRai à cent pouR cent votRe demande. Ce don est un don qui se tRansmet de pèRe en fils, je tRavaille avec son étoile ce qui n’est pas accessible à tout le monde.

En disant cela, le marabout regarde Cynthia avec ses grands yeux noirs perçants. Il porte une tunique jaune d’or en tissu brillant et son cou est orné d’une dizaine de longs colliers de perles. Un bandeau noir et argent contient ses cheveux crépus.

Les mains de Monsieur Yedaliba se promènent sur les cartes et la photo de Stive. Il chante des incantations dans une langue inconnue, Cynthia est complètement hypnotisée, à un moment elle est même prête à s’endormir.

 

-       STIVE, STIVE, STIVE !!!!

 

Le professeur a chanté sa mélopée tellement fort que la jeune femme sursaute.

 

-       La magie blanche a opéRé. Tu as bien fait de veniR me voiR. Mais attention, il faudRa que cet homme Reste à l’ombRe pendant plusieuRs jouRs, il ne doit pas êtRe exposé à une lumièRe tRop violente.

 

Cynthia remercie le marabout et se dit que ses problèmes sont réglés. Mais comment forcer Stivy à rester à l’ombre ? La jeune femme appelle son ami Christopher qui est policier, elle ne peut pas lui raconter sa visite chez le marabout, il va falloir la jouer fine…

 

-       Allo Chris ? C’est Cynthia. Voilà, j’ai un problème, Stive a une maladie de peau et il doit rester à l’ombre pendant une petite semaine, est-ce que tu pourrais le mettre en cellule quelques jours ? Il sort samedi avec ses copains, il va être complètement bourré, il va forcément prendre sa voiture, tu n’auras qu’à le cueillir avant qu’il ne démarre. Tu le connais, il ne va jamais vouloir rester tranquille à la maison, et la dermato a dit qu’il garderait des cicatrices affreuses s’il s’expose à la lumière.

 

Christopher n’est pas très chaud pour arrêter son copain, il parle de « dédontologie », ou quelque chose comme ça, mais il ne peut rien refuser à la jolie brune.

 

Le pauvre Stive se retrouve en prison pendant une semaine, suite à différents contretemps dans les démarches. Cynthia est là à sa sortie. Elle a mis des plateform-shoes pour vérifier si son amoureux a pris quelques centimètres. Déception ! Il semble minuscule ! Il faut trouver autre chose, la jeune femme n’est pas du genre à se décourager aussi facilement.

 

 

Elle décide d’aller prier à l’église. Puisque ça fonctionne pour son amie Prisci, pourquoi est-ce que ça ne marcherait pas pour elle ? Elle se rend à Sainte Rita, la patronne des causes désespérées fera bien quelque chose pour elle. La jeune femme s’agenouille sur le prie-Dieu et implore :

 

-       S’il vous plaît Sainte Rita, faites que mon Stive grandisse d’ici à la fin du mois, je ne supporte plus sa petite taille.

 

A son grand étonnement, une voix s’élève de la statue de la sainte :

 

-       Que m’offres-tu en échange ?

 

Cynthia n’avait pas vraiment pensé à ça, Dieu est Amour et générosité normalement, mais bon, elle a payé le marabout : « Il n’y a Rien qui est gRatuite dans la vie ».

 

-       Chère Cynthia,  il est écrit dans la Bible « Aide toi, le ciel t’aidera ».

 

Rita lit dans ses pensées visiblement…

 

-       Que voulez-vous que je fasse ?

 

-       Tu dois partager les souffrances du Christ.

 

Mourir sur la croix ne fait pas vraiment partie du programme de notre top model.

 

-       Je ne te dis pas de tout ressentir Cynthia, mais partager un peu de sa douleur.

 

Toujours cette faculté de lire dans les pensées ! C’est que Cynt n’aime pas du tout souffrir, une piqure de moustique la rend déjà malade… Tout à coup, une épine de la couronne du Christ se détache et vient se planter dans son pied chaussé de souliers vernis particulièrement hauts.

 

-       Aïe !

 

-       Maintenant Cynthia, tu comprendras tous les jours ce que Jésus a enduré pour nous.

 

Depuis ce jour, finis les talons haut ! Cynthia ne peut se chausser qu’avec des souliers plats, ses pieds la font souffrir atrocement dès qu’elle s’élève de plus de deux centimètres. Stive n’a pas grandi mais sa petite amie est revenue sur terre.

Louer l’ange, non plus que l’ombre, ne rend l’homme plus grand.

 

 

 

La mer

 « Tu es poussière et tu redeviendras poussière »

 

Je ne suis pas d’accord ! Je n’ai jamais été poussière, et je ne vois pas pourquoi je devrais être balayée, mise en tas, et jetée à la poubelle, ou dispersée aux quatre vents dans un jardin par des soupirs.

La vie vient de l’eau c’est bien connu, donc je viens de l’eau et je veux retourner dans l’eau.

 

Cette maladie qui me ronge, je vis avec depuis une dizaine d’années, elle fait partie de moi, de mon corps et de mon âme. Elle ne me réduira pas en poussière, elle me poussera vers la vie.

 

J’ai toujours contrôlé ma vie, géré ma carrière, ma famille et ma maison. Quand la maladie a frappé, je me suis organisée. J’ai pris des rendez-vous avec les meilleurs spécialistes, suivi consciencieusement les traitements qu’ils m’ont proposés. J’ai dû acheter un agenda « Président Prestige ». On dit que quand on est malade on doit se reposer, morte de rire ! Je commençais ma journée à 6h30 tous les matins. J’allais en cours, j’arrivais à caser un massage de kiné pendant mes heures de creux. Deux fois par semaine, j’avais un après-midi dédié à soi-disant préparer mes cours. En fait, j’allais à l’hôpital pour mes  séances de rayons. Heureusement pour mon organisation, la chimio a eu lieu à chaque fois pendant l’été ou les petites vacances. Cette saloperie de traitement vous laisse complètement HS, avec un goût de métal et des sensations de brûlure dans la bouche dès que vous voulez manger. Vous passez de votre lit à votre canapé.

J’ai réussi à la dompter cette maladie, à l’éloigner à coups de cachets, à l’affamer pour qu’elle me laisse définitivement la paix. Mais son appétit est féroce. Le cancer est un fauve qui vous surveille et joue avec vous. Vous êtes sa proie, il attend son heure.

 

Je sens que l’animal est en train de gagner, il s’est rapproché, il me renifle, il me croque et me donne parfois des coups de griffes. En ce moment, il me lèche, mais je sais que je n’en ai plus pour très longtemps. Je dois penser à ma mort. J’ai organisé ma vie, je dois préparer ma mort. Je diminue mes activités de plus en plus. J’installe et j’utilise du matériel pour rester autonome, mais je sens son haleine fétide autour de moi. Quelles options s’offrent à moi ? Etre enterrée et pourrir sous la terre. Qui viendra sur ma tombe ? Qui viendra rendre visite à un nom sur une stèle ? Certains de mes proches se sentiront-ils obligés le jour de la Toussaint de venir fleurir le granit lustré ? Au bout de quelques années, peut-être même avant, ils ne rendront plus visite à ce zombie invisible que je serai devenue. Me faire incinérer ? Redevenir poussière ! C’est hors de question ! Completely out of the question.

 

Je dois tout préparer pour vivre à nouveau, sous une autre forme bien sûr, mais vivre, réellement vivre. Vous pensez que je délire, que les métastases ont atteint mon cerveau ? Il faut que j’agisse avant qu’elles ne décident de coloniser aussi cet endroit de mon anatomie. Je sais quoi faire, j’ai un plan. Telle une militaire, je fourbis mes armes, j’élabore des stratégies.

 

Pour commencer, partons en vacances ! Quand j’ai annoncé ça à mon entourage, ils m’ont cru folle.

 

- Tu veux partir ? Dans l’état où tu es ?

 

- Tu veux partir seule ?

 

Oui je pars seule, et c’est bien l’état dans lequel je suis qui me pousse à partir.

Internet, carte bleue, billet d’avion pour la Réunion, aller simple. J’ai réservé une chambre d’hôtel simple mais en rez-de-chaussée et « handicapé friendly », comme on dit aujourd’hui. Je dois être autonome et aller et venir comme je l’entends. L’accès à la plage est direct, il y a même des petits véhicules électriques qui vous aident à descendre la côte.

 

Cette plage de Grande Anse est idéale pour les personnes à mobilité réduite, puisqu’il y a un bassin naturel qui s’est formé dans un coin de la baie. Je profite de la mer pendant quelques jours comme n’importe quelle touriste. Je mange des spécialités locales à l’hôtel, il n’y a pas de raison de ne pas en profiter jusqu’au bout. Pourtant, je sens mes forces décliner, le fauve me regarde avec ses yeux brillants en se léchant les babines.

 

Un soir, je décide de rester un peu plus tard. Je me baigne dans le bassin où j’ai pied, l’eau est chaude, quelques poissons multicolores s’approchent de mes jambes. Les gens rentrent chez eux petit à petit. Je quitte la piscine naturelle, et je me dirige vers les vagues, la mer est toujours chaude, j’ai de l’eau à mi-cuisse, puis jusqu’au ventre. Je les sens qui  me frôlent, combien sont-ils ? Je ferme les yeux et je m’enfonce encore plus, jusqu’à disparaître complètement. Un aileron continuera à tourner autour de la flaque de sang qu’on pourrait distinguer si on voyait quelque chose dans cette nuit qui est tombée il y a quelques minutes.

 

Désormais je suis une cellule de poisson, je fais partie du plancton, je nourris les anémones de mer. Je m’éparpille dans la mer, dans l’eau, dans la vie. Le cancer n’a pas réussi à me tuer, je l’ai vaincu !

 

 

En hommage à Frédérique-Laure

 

Illustration : 44-974