AZELINE partie 2

Chapitre 5

Chère Azéline,

 

J’espère que tu es bien arrivée à Rennes, et que l’Ecole Normale te plaît. Je pense que vous ne pouvez pas sortir beaucoup, mais tu as peut-être déjà eu l’occasion de visiter un peu la ville.

 

Je t’embrasse,

 

Guillemette

 

On est en 1913, début Octobre, Azéline prend le train pour Rennes, elle est arrivée à la gare de Pontivy à pied sa valise à la main. Elle a dû marcher 7 kilomètres à travers champs, pour arriver jusque là. Dans un petit panier elle a des provisions pour la route : deux galettes de Sarrazin, de la grosse saucisse cuite et des pommes. Sa mère a aussi mis dans son panier une bouteille de cidre pour étancher sa soif. Elle est tellement contente d’être là,  elle a réussi son Brevet élémentaire, et a été acceptée à l’Ecole Normale Primaire de filles, elle va devenir institutrice. Elle va habiter dans la capitale de la Bretagne pendant  au moins trois ans, adieu le petit village de ses parents, les ragots, et les médisances. Là bas, personne ne la connaîtra, elle sera à l’internat avec des jeunes filles de son âge. Dans le train, Azéline s’assoit sur une banquette en bois dans un wagon de troisième classe, elle sera à Rennes dans deux heures. Le train s’arrête dans de nombreuses gares, les gens montent et descendent, ils sont tous chargés de paniers et de sacs, certains transportent même des poules et des canards. C’est une aventure pour Azéline, elle n’a jamais pris le train, elle a un peu peur, mais les gens autour d’elle ont l’air confiant. La locomotive fait beaucoup de bruit, c’est assez impressionnant ; par la fenêtre elle voit le panache de fumée noire. Elle a mis ses habits du dimanche, les femmes doivent être élégantes dans la grande ville, elle va être institutrice, elle ne doit pas avoir l’air d’une campagnarde.

Elle arrive à Rennes en début d’après midi, une voiture tiré par des chevaux l’attend, elle a la surprise de voir qu’elle n’était pas la seule dans le train à vouloir rejoindre l’école des futurs instituteurs, trois autres jeunes femmes montent avec elle, la première est petite et boulotte, elle est  blonde et frisée : « Bonjour, je m’appelle Augustine, je viens de Ploërmel », « Moi c’est Germaine, Pont Hamon ». Germaine a les cheveux courts, elle est très brune et à un petit air effronté qui plaît tout de suite à Azéline. « Bonjour, je m’appelle Azéline et j’arrive de Lannargan près de Pontivy ». la dernière s’appelle Antoinette, elle a l’air très timide, et semble très impressionnée par la grande ville, elle vient de Josselin. Azéline ouvre grands les yeux, la voiture traverse le centre de Rennes, et elle passe devant le Parlement de Bretagne, le Jardin du Thabor. De belles dames avec des ombrelles marchent tranquillement dans les avenues du parc. Azéline pense à ses voisines qui sont toujours habillées de noir, avec leur gros bas de laine grise, et leur coiffe. Ici les étoffes des robes sont légères, les manteaux ne sont pas crottés, et les chaussures n’ont rien à voir avec les sabots des paysannes, elles sont fines et élégantes. La jeune fille se dit qu’un jour elle aussi marchera nonchalamment avec un petit sac à la main, elle rentrera chez elle dans un appartement du centre ville, où elle retrouvera son mari et ses enfants. Azéline est perdue dans ses pensées, ce sont les commentaires de Germaine qui la tire de ses rêveries : « la ville est à nous les filles, je sens qu’on va s’amuser ici, je suis sûre qu’il y a des petits cabarets où on peut aller rencontrer d’autres jeunes de notre âge ». Antoinette a l’air horrifiée en entendant le mot « cabaret », Augustine répond : « n’oublie pas que nous sommes là pour travailler, nous devons absolument réussir si nous voulons devenir institutrices ! ». Augustine est la raisonnable du groupe visiblement, quant à Azéline, elle se sent  prête à tout, elle a enfin le sentiment de vivre.

En arrivant à l’école, une femme d’une cinquantaine d’années les accueille : « Bonjour mesdemoiselles, bienvenue à l’école normale de Rennes, je me nomme Madame Menesguen, et je dirige cet établissement depuis sa création, je vais vous présenter la directrice de l’internat, Madame Quéré ». Madame Quéré semble être la copie conforme de l’autre directrice, elles sont toutes deux habillées de noir, avec une robe boutonnée jusqu’en haut du cou, un col noir, recouvre leurs épaules, et Madame Ménesguen qui doit être frileuse, porte un cardigan tricoté en laine grise. « Suivez-moi Mesdemoiselles, vous devez être fatiguées, je vais vous montrer le dortoir ». A droite du bâtiment se trouve une petite école primaire, la cour est déserte à cette heure, mais Azéline l’imagine déjà pleine de petites filles qui jouent. Elles montent un escalier de bois, le dortoir se situe au deuxième étage. «Voilà, vous pouvez choisir vos lits, dit Madame Quéré, les autres jeunes filles arriveront dans la journée de demain, cette chambre est réservée aux premières années, les deuxièmes années sont de l’autre côté du couloir ». Quatre lits sont alignés de chaque côté du mur, entre les lits, une armoire fermée à clef permet de ranger ses affaires. Azéline trouve tout formidable, elle a l’impression d’être en vacances. « Toute à l’heure Madame Ménesguen viendra vous chercher pour vous faire visiter l’école », la directrice de l’internat a l’air très stricte, mais on sent de la bonté chez cette femme, son regard bleu est doux. « Vous pouvez ranger vos effets dans les armoires, nous ne tolérons pas le désordre dans les chambres, vous êtes de futures institutrices et vous devez montrer l’exemple, si l’ordre règne dans votre environnement, l’ordre règnera aussi dans vos têtes ». Elle pointe du doigt les lits qui ne sont pas faits, deux draps, une couverture, et une taie de traversin sont posés dessus. « Vous devez commencer par faire vos lits, il est hors de question de sortir de la chambre avant cela », elle parle d’une voix ferme, et on sent qu’elle n’hésitera pas à faire respecter le règlement. « Près de la porte, il y a une feuille avec les tâches à effectuer par chacune d’entre vous », Azéline et les autres filles s’approchent de la feuille en question. « Vous êtes chargée du nettoyage et du ménage de votre dortoir. Chaque lit a un numéro, à côté est écrite la corvée à faire pour la journée, par exemple, demain, c’est l’utilisatrice du  lit numéro 1 qui doit balayer la pièce, le  2 doit laver par terre, et ainsi de suite, il y a huit lits et sept choses à faire, il y a donc une personne qui se repose chaque semaine, le lundi suivant, on décale les corvées pour que ce ne soit pas toujours la même qui fasse la même chose ». Madame Quéré sort de la pièce, « suivez- moi »dit-elle avec autorité. Au fond du couloir se trouve les lavabos, « vous partagez ce lieu avec les deuxièmes années, vous aurez le droit de les utiliser le soir, et elles le matin, les toilettes se trouvent dehors dans la cour. » les jeunes filles dociles, l’écoutent en silence, la directrice poursuit, « réveil à six heures tous les matins, petit déjeuner de six heures quarante-cinq à sept heures quinze, des questions ? ». Les jeunes filles se regardent, tout paraît clair, elles ont l’habitude de se lever tôt, et cet emploi du temps à l’air tout à fait bien pour quelqu’un comme Azéline qui a l’habitude de se lever à cinq heures pour aider ses parents à s’occuper des bêtes. « La chambre doit être impeccable quand vous la quittez chaque matin, je vérifierai personnellement que chacune d’entre vous à bien accompli sa tâche quotidienne, si il y a un problème, j’avertirai une première fois la responsable, mais sachez que l’on peut être renvoyée de l’internat, si tout ne se passe pas comme prévu, je sais qui doit faire sa corvée chaque jour, j’ai d’ailleurs un double de la feuille dans mon bureau », son regard bleu scrute chaque visage pour voir si le message est bien passé. Germaine ose une question : « le soir, à quelle heure doit-on être rentrées ? », Antoinette n’en croit pas ses oreilles, jamais elle n’aurait osé demander une chose pareille ! de toutes façons dans une grande ville comme Rennes elle se sent déjà perdue. Madame Quéré semble quelque peu amusée par l’audace de Germaine, « le dîner est servi à 19 heures précises, la bibliothèque de l’école est ouverte jusqu’à 22 heures, extinction des feux à 22 heures 30. Ai-je répondu à votre question ? », répond-elle en regardant la jeune fille droit dans les yeux. Germaine ne se laisse pas impressionner, « tout à fait Madame. »

Il est déjà 16 heures, la directrice de l’internat les laisse déballer et ranger leurs affaires. Dès qu’elle a quitté la pièce,  Germaine s’exclame : « si elle croit que je vais me coucher avec les poules, elle se fourre le doigt dans l’œil, j’ai bien l’intention de profiter de mon séjour ici, je ne sais pas dans quel endroit perdu je trouverai un poste, Rennes me voilà !! », la jeune fille amuse beaucoup Azéline, elle sent qu’elles vont devenir amies, elle est différente des autres, elle semble plus dynamique, les autres lui paraissent un peu éteintes. Elle n’avait jamais vu de femme avec des cheveux courts, elle en a bien vu dans des revues de mode qui trainaient un jour chez la couturière du village, mais elle n’imaginait pas rencontrer une de ces amazones un jour. Sa tenue aussi est osée, sa robe est courte, elle arrive à mi mollet, Azéline pensait qu’une des directrices ferait une remarque à Germaine sur sa tenue excentrique, mais personne ne lui a rien dit. « Bon je m’en grillerais bien une les filles », aussitôt dit aussitôt fait, Germaine ouvre la fenêtre et allume une cigarette au bout d’un long fume cigarette. Azéline est admirative.

 


Il est 19 heures, Béryl pose son stylo, Azéline se tient toujours près d’elle souriante. « Toujours avec tes cartes postales Bébé ? As-tu des nouvelles de Florent ? », Marie-Madeleine est rentrée, et elle tire Béryl du monde où elle avait passé l’après midi, elle regarde en direction d’Azéline, elle a disparu, la jeune femme a l’impression de sortir d’un rêve, « Florent ? Non, je vais l’appeler ». Elle compose le numéro du portable de Florent, et tombe une fois encore sur la messagerie, ce silence devient inquiétant, que se passe-t-il ? « Je n’arrive pas à le joindre, c’est bizarre, et il n’appelle pas pour me donner des nouvelles, je ne sais pas ce qui se passe ». Les enfants sont chez leur grand-mère, ils préfèrent profiter à fond de la famille de leur père, et elle sait qu’ils n’aiment pas être dérangés quand ils sont là-bas. Marie-Madeleine sort une bouteille de Lirac de son sac, « pour se remonter le moral on va boire un petit coup de rouge à sa santé, ça le fera peut-être appeler ». Elle coupe des tranches de saucisson et verse le vin dans deux verres à pied. Béryl est un peu groggy, le vin sent très bon, il a une belle couleur rubis, la première gorgée la sort de sa torpeur, « Comment s’est passée ta journée Tantine, comment va ton amie ? », « très bien, les chiens ont joué comme des fous, elle a un boxer de deux ans, il adore la compagnie, elle m’a donné cette bouteille parce que je l’ai aidée dans ses démarches administratives, j’adore ce vin », « tu as raison, il est excellent »répond Béryl, « tu devrais sortir un peu, ça n’est pas bon de rester enfermée comme ça tout le temps, tu vas t’anémier », Marie-Madeleine s’inquiète de voir sa nièce si lymphatique, elle n’a pas l’habitude de la voir bouger si peu, de grands cernes noirs apparaissent sous ses yeux. « Tu te fatigues trop avec ces cartes postales, je regrette de te les avoir montrées, demain nous allons sortir toutes les deux, nous irons au village à pieds si tu veux. » Béryl ne sait pas si elle pourra marcher aussi longtemps, elle répond « nous verrons demain », elle ne veut pas décevoir sa tante, ce soir elle est tellement fatiguée qu’elle ne peut pas se projeter jusqu’à demain, elle a déjà fait un bon dans le passé aujourd’hui, restons dans le présent pour l’instant. Béryl part se coucher plus tôt que d’habitude, avant de s’endormir, elle entend distinctement une voix qui lui dit « Merci mon amie ».

 

 

 

Chapitre 6

Il est dix heures du matin, Béryl et sa tante sont prêtes pour partir en ballade. Les chiens piaffent d’impatience. « Tu as mis tes chaussures de randonnée ? Tu es bien couverte ? », « Oui Maman répond la jeune femme », Marie-Madeleine se sent un peu piquée, elle est très susceptible, « je te dis ça pour ne pas que tu attrapes froid, maintenant tu fais ce que tu veux, tu es une grande fille ! ». Béryl sourit, elle sait que Tantine ne restera pas fâchée longtemps, « J’ai tout ce qu’il faut, dit-elle en l’embrassant, merci de prendre soin de moi ». Marie-Madeleine est contente de s’occuper de sa nièce, elle aime être utile aux autres, et depuis de nombreuses années elle ne s’occupe plus que de ses chiens. Elles marchent d’un bon pas vers le village, elles ne suivent pas la route, mais un petit sentier de randonnée qui longe une rivière. Les chiens courent devant en liberté, ils reviennent parfois vers les deux femmes et menacent de les renverser, ce sont des gros chiens et ils ne se rendent pas compte de leur force. « Attention les chiens ! crie Marie-Madeleine, il ne faut pas courir comme ça, faites attention vous allez nous faire mal ». La vieille dame a l’habitude d’expliquer à ses chiens ce qu’il faut faire et ne pas faire et surtout pourquoi. Elle parle à ses chiens comme à des enfants, en les humanisant à outrance, elle les démunit de leur condition animale et de leurs instincts sauvages, elle les rend aussi dangereux pour les personnes qu’ils pourraient avoir la sensation de dominer. Par le passé un de ses chiens avait mordu par deux fois des enfants de moins de trois ans, ils étaient  de la même taille que l’animal, et ce dernier leur avait croqué un morceau du visage sans prévenir. On n’avait jamais su si c’était par jalousie, ou par soucis de domination, toujours est-il que Marie-Madeleine avait rendu les enfants et leurs parents entièrement responsables de ces accidents. Son chien était gentil, il ne pouvait faire de mal à personne, « il ne faut pas manger les bébés ! ». Elle avait eu beaucoup de chance que les gens ne portent pas plainte, la petite fille avait dû aller à l’hôpital pour plusieurs points de suture, et le garçon avait gardé la marque des crocs plusieurs années sur la tempe. Ces événements ne lui ont pas servi de leçon, et Marie-Madeleine continue à se comporter avec ses chiens comme avec des enfants, il est curieux de se dire que Ouessant a l’équivalent de 50 ans en âge humain, que Hoëdic a près de 30 ans et que Bréhat est un vieillard de 80 ans. Le chemin est très joli, les arbres forment un tunnel de verdure, ça et là de vieilles souches ont été sculptées par la pluie et le vent, et maintenant, elles ressemblent à des animaux fantastiques. « Ça va ? Tu n’es pas trop fatiguée ? demande Marie-Madeleine, Béryl adore marcher et elle est heureuse de constater que ses jambes fonctionnent toujours aussi bien, elle se sent juste un peu étourdie et ses pas sont parfois mal assurés, mais comme elle n’a jamais eu un équilibre parfait, il y a peu de changement par rapport à avant, « ça va très bien merci, ça me fait du bien de respirer l’air de la campagne », « je le savais bien, je suis contente » répond Tantine. Arrivées au village, Marie-Madeleine laisse Béryl se reposer devant un « déca » au  Bar des Amis, et elle part chez les commerçants faire ses courses. Elle s’arrête d’abord chez le boucher, « Bonjour Jan, coupe moi deux belles entrecôtes ma nièce a besoin de reprendre des forces, elle est en vacances chez moi », Marie-Madeleine dit ça avec de la fierté dans la voix, elle reçoit rarement de la visite. « Elle a quel âge votre nièce, elle est peut-être bonne à marier pour mon Loïc ? », « elle est trop vieille pour lui, et elle a deux enfants », répond la vieille dame. « Tant pis, dit Jan en emballant la viande, et avec ça ? J’ai des beaux lapins si vous voulez », « Je vais en prendre un, je ferai un ragout demain, et n’oublie pas la viande pour les chiens », lui rappelle-t-elle, « je n’oublie pas », en disant cela, il emballe deux énormes fémurs et des morceaux de mou pour les animaux », « merci à bientôt Jan ! », « A bientôt Madame Delaunay ». Marie-Madeleine achète un gros pain de campagne chez le boulanger, puis elle récupère son courrier à la poste. Elle rejoint Béryl au Bar des Amis, « alors tu t’es bien reposée ?, je vais prendre un petit kawa aussi, Malo un café serré s’il te plaît et un autre déca pour ma nièce ! ». Une fois leurs cafés bus, les deux femmes repartent vers la maison par le sentier. Les provisions sont réparties dans deux sacs à dos qu’elles ont emportés. Sur le chemin du retour les chiens ont trouvé une énorme branche, presque un tronc d’arbre, ils le prennent dans leur gueule par les extrémités et courent sans se préoccuper des humains qui sont sur leur chemin. A un moment Marie-Madeleine et Béryl ont juste le temps de s’écarter pour ne pas être renversées par la branche, Ouessant et Hoëdic ont voulu passer de chaque côté des deux femmes en oubliant la branche qu’ils ont dans la gueule, Béryl a juste le temps d’empoigner sa tante et de se laisser tomber dans un buisson, elle a quand même réussi à amortir la chute de la vieille dame. « Mais qu’est-ce que tu fais, on va être pleine de boue maintenant ! », « mais on a failli se faire renverser par les chiens ! C’est super dangereux ! »S’écrie Béryl. Marie-Madeleine est très contrariée, ses animaux sont incapables de faire du mal, « ils jouent ce n’est rien, tu t’affoles pour rien. » Le reste du chemin se fait en silence. Une fois rentrées à la maison, la tante prépare les entrecôtes et les deux femmes mangent sans se dire un mot. Béryl ne voit pas pourquoi elle devrait faire le premier pas, de toutes façons quand Marie-Madeleine est mal lunée mieux vaut la laisser, la moindre parole ne fait qu’envenimer les choses. Béryl est fatiguée, elle se cale dans un fauteuil et allume la télévision, elle est incapable de se concentrer sur un magazine ou de continuer son travail avec les cartes postales. Sur la trois, il y a Trente millions d’Amis, la jeune femme adore les animaux, mais elle en a un peu assez pour le moment, elle change de chaîne et regarde les informations sur la deux, le journaliste commente la photo d’un jeune homme au visage tuméfié, « encore une agression homophobe, ce jeune garçon se promenait main dans la main avec son ami, quand ils ont été pris à partie par un groupe de skinheads, ils se sont acharnés sur le plus jeune, obligeant son compagnon à regarder les coups portés avec une violence inouïe sur le jeune homme. Ce dernier a été admis à l’hôpital, ses jours ne sont pas en danger, mais les deux hommes sont très choqués. Plusieurs associations ont protesté et il semblerait que les agressions à caractère homophobe se soient multipliées ces derniers temps, écoutons le témoignage d’une jeune lesbienne, victime d’agressions elle aussi ». A l’image, une jeune femme avec les cheveux très courts et un perfecto explique qu’elle change désormais de trottoir quand elle voit des groupes de personnes qui ne lui inspirent pas confiance, « je suis devenue complètement parano, on est au 21 ème siècle et on n’est pas libre de vivre et de s’habiller comme on veut, dans certains quartiers j’évite même de marcher en tenant ma compagne». Béryl jette un coup d’œil sur le canapé, Bréhat est vautré de toute sa longueur sur les coussins, mais elle se rend compte qu’Azéline est là aussi, elle est assise confortablement et la présence du chien ne la gêne pas du tout, c’est le privilège des morts, de pouvoir s’assoir où ils veulent. Elle regarde Béryl d’un air triste, la jeune femme va se remettre au travail dès qu’elle sera reposée. 

 

 

Chère Azéline,

 

Quelle chance tu as d’être dans une aussi grande ville ! Raconte moi ce que tu fais, je veux tout savoir, ici, la vie est toujours la même, l’hiver arrive, et la nuit tombe de plus en plus tôt. Ton chien t’attend, il croit toujours te voir avec moi, je n’ose plus passer devant la barrière de ta maison.

 

Grosses bises,

 

Guillemette

 

La première journée d’Azéline à l’école normale s’est bien passée, elle devait nettoyer les lavabos le matin, comme les filles de son dortoir sont soigneuses et propres ça ne lui a pas pris beaucoup de temps. Elle a découvert que Germaine portait des bas avec des jarretelles, elle n’en avait jamais vu. « Zut mes bas ont filé, tu n’en as pas une paire à me prêter Azie ? Je vais faire remailler les miens », s’écrie Germaine en passant la main le long de sa jambe. Elle a donné ce petit nom à Azéline qui est ravie, elle a l’impression d’être autorisée à entrer dans un monde plus moderne. La jeune femme est un peu honteuse, « je suis désolée mais je n’en ai pas ». Azéline a des bas en laine retenus par des rubans, comme sa mère et sa grand-mère. « Montre moi ça, s’exclame Germaine, mais qu’est-ce que c’est que ces bas de mémé ! Ma pauvre Azie il va falloir qu’on aille faire des emplettes toutes les deux ! ». Les filles s’habillent les unes devant les autres dans le dortoir, et Azéline découvre le corps d’autres femmes. Elle n’a jamais vu ni sa mère ni sa grand-mère se déshabiller devant elle. Ces filles sont comme elle, et pourtant elles sont différentes. Augustine par exemple a les jambes très courtes, et très potelées, on dirait des petits jambons. Antoinette est extrêmement  fine et ses membres semblent perdus au milieu des froufrous de ses jupons. Germaine est la plus impudique, elle se déshabille entièrement devant les autres pour faire sa toilette. Azéline est très gênée par cette façon de faire mais elle ne veut pas paraître pudibonde, elle prend un air détaché et prétend trouver cette attitude toute à fait normale même si elle ne découvre que de toutes petites parties de son anatomie pour se laver. Elle mesure à quel point elle a vécu dans un monde arriéré, elle se sent un peu honteuse. Après le petit déjeuner, les futures institutrices visitent l’école de filles qui se trouve juste à côté. Vingt bureaux de deux élèves sont alignés en trois rangées dans une classe. Au fond, se trouve une armoire vitrée, et au mur, des cartes de géographie et des lettres calligraphiées décorent la salle. Madame Menesguen conduit le petit groupe, « Chacune viendra enseigner dans cette école, vous travaillerez avec une institutrice confirmée, elle vous aidera et vous guidera. Vous vous occuperez d’une classe qui vous sera assignée chaque après midi, le matin ce sera la maîtresse titulaire qui vous succèdera ». Les jeunes filles viennent de quitter l’école, et c’est à leur tour de former les plus petites, tout cela semble bien étrange, elles n’ont pas l’impression d’avoir quitté l’enfance et pourtant elles seront l’image de l’autorité pour ces enfants. La directrice continue, « Tous les matins vous assisterez aux cours dispensés à l’Ecole Normale par des professeurs. Le soir, étude jusqu’à 19 heures, puis dîner à la cantine, des questions mesdemoiselles ? » ; Bien sûr Germaine a une question, « et le jeudi Madame, l’école élémentaire est fermée, est-ce que nous avons cours avec des professeurs ? ». Madame Menesguen regarde l’impudente d’un air sévère, « vous n’aurez pas cours le jeudi, mademoiselle Cloarec, mais rien ne vous empêche d’aller en étude, bien sûr si vous préférez perdre votre temps en promenades, c’est votre droit, je me dois cependant de vous rappeler que vous représentez notre école et que votre conduite doit être irréprochable à l’intérieur comme à l’extérieur de ces murs. » Germaine ne se laisse pas impressionner et elle soutient le regard de la directrice avec une certaine effronterie. Quand celle-ci s’en va, Germaine s’approche d’Azéline, « jeudi prochain on va s’acheter des bas ma belle ! »

 

Béryl a la tête lourde, elle a l’impression qu’elle va éclater, son côté gauche est engourdi, elle se sent complètement groggy. Marie-Madeleine entre dans la pièce, sa bonne humeur est revenue, « encore sur tes cartes postales, tiens j’ai du courrier pour toi ». Elle lui tend une lettre, l’adresse a été écrite par Florent, Béryl reconnaît tout de suite son écriture, « c’est Florent, pourquoi m’écrit-il, c’est bizarre ». La jeune femme ouvre la lettre, sa tête bouillonne littéralement. 

 

 

Béryl, 

 

Je suis désolé mais je ne peux plus continuer comme ça, je ne suis pas heureux, je te quitte. Je t’ai beaucoup aimé, tu m’as beaucoup apporté mais je veux vivre seul désormais. 

 

Florent

 

 

 

Chapitre 7

Béryl lit et relit les quelques mots écrits sur la lettre : « Je suis désolé mais je ne peux plus continuer comme ça, je ne suis pas heureux, je te quitte ». Elle est devenue très pâle, et doit s’assoir pour ne pas tomber, sa tête bourdonne et elle a très chaud. Marie-Madeleine se précipite, « mon Dieu, que se passe-t-il ? Tu as reçu des mauvaises nouvelles des enfants ? ». Béryl ne peut pas parler, elle regarde le papier qu’elle tient toujours dans sa main. Sa tante lui prend délicatement, et s’exclame : « incroyable, alors vraiment je n’aurais jamais cru ça de lui ! » Elle prend sa nièce dans ses bras, « ne pleure pas, les hommes n’en valent pas la peine ». Elle sait de quoi elle parle, mariée trois fois, divorcée deux fois et finalement veuve. « Les bonshommes s’en vont ou ils meurent, c’est comme ça, les femmes sont plus fortes qu’eux ». Elle se dirige vers le placard et sort une bouteille de Volnay, « on ne va pas se laisser abattre, tu as échappé à la mort de peu, tu es costaud ». Elle pose deux grands verres sur la table et les remplit à ras bord. Béryl est toujours muette, Florent était l’amour de sa vie, son âme sœur, du moins c’est ce qu’elle pensait. « Ma pauvre Bébé, les hommes n’aiment pas que nous soyons malades, il faut toujours être en forme, mais eux, dès qu’ils ont un pet de travers, il faut jouer les infirmières ! » La jeune femme ne peut pas croire que Florent soit ce genre de type, pourtant il ‘a quitte alors qu’elle est encore sous le choc de ce qui lui est arrivé, quel manque de courage, quelle lâcheté ! Elle est incapable de boire, sa gorge est serrée, elle se sent anesthésiée. Voilà pourquoi elle n’avait plus de nouvelles. Pourquoi n’avait-il rien dit avant de partir, quand il l’avait laissée chez sa tante, il savait qu’ils ne se reverraient plus. Elle se sent trahie, salie. En même temps un sentiment de honte l’envahit, comment a-t-elle pu accorder sa confiance à une personne comme celle là, comment a-t-elle pu la présenter à ses enfants, à sa famille, à ses amis. La colère prend la place de l’abattement, « quel salaud, je n’arrive pas à y croire ! » Marie-Madeleine relativise, « les hommes sont de grands enfants, il va peut-être réfléchir ». Béryl n’est pas d’accord, « alors il aurait dû réfléchir avant, on n’envoie pas une lettre comme celle là à quelqu’un qui est affaiblit, je suis tellement déçue ! »

Elle monte se coucher, elle sait qu’elle ne dormira pas mais elle a besoin d’être seule. Arrivée dans sa chambre, les larmes viennent, ça durera des heures, comme si sa peine n’en finissait pas. Azéline est assise au bord du lit, son côté gauche est complètement bloqué et son cou est douloureux. « Pleure, ça va te faire du bien, moi aussi j’ai dû renoncer à l’amour de ma vie, la différence c’est que toi tu n’es pas obligée de sacrifier ton existence pour expier ta faute ». Béryl lève la tête et regarde la belle femme qui est penchée vers elle. Elle sait qu’elle a raison, elle se sent une fois de plus en communion avec cette amie si proche et si lointaine. Elles ont vécu à des époques différentes, l’une est morte et l’autre est vivante, pourtant elles sont capables de ressentir la même chose, et de se comprendre parfaitement. Béryl a presque l’impression de voir sa jumelle, et si la réincarnation existait ? Azéline revit peut-être dans le corps de Béryl. Elles sont pourtant différentes physiquement, la première est brune aux yeux bleus, l’autre est blonde aux yeux noisettes, par contre elles sont toutes les deux grandes et fines. Azie est habillée dans des vêtements du début du 20ème siècle, elle a les cheveux très longs coiffés en chignon, elle est très gracieuse, et se déplace doucement dans sa jupe longue et son corsage en dentelles. Béryl porte la plupart du temps un jean et un pull ou un tee-shirt, ça ne l’empêche pas d’être gracieuse, mais elle est paraît beaucoup moins féminine. Béryl finit par s’endormir.

Le lendemain matin, elle se lève avec les yeux gonflés, et de grands cernes noirs sous les yeux. Quand elle se regarde dans le miroir, elle a presque peur. Heureusement personne ne la verra dans cet état, à part Marie-Madeleine. Espérons qu’elle ne s’inquiète pas trop. Béryl se sent vide, elle a l’impression qu’un morceau d’elle est parti, sa gorge est toujours serrée, elle peut à peine boire son bol de thé. Comme à son habitude, Marie-Madeleine a disposé une quantité impressionnante de viennoiserie, de pains et de confitures de toutes sortes sur la table. « Bébé, on t’a confiée à moi, ce n’est pas ici que tu va mourir de faim, il va falloir te secouer ma fille ! » Elle a raison, les femmes bretonnes sont fortes, elles ont toujours mené la maison seules pendant que les hommes étaient en mer, Béryl ne peut pas se laisser aller. « Il y a un temps pour pleurer, et un temps pour agir. Tu as besoin d’évacuer ton chagrin, c’est normal, et ça te prendra du temps, crois en mon expérience, mais il ne faut pas tomber malade, aucun homme ne mérite qu’on meure pour lui ». La jeune femme a entendu cette phrase des dizaines de fois, c’est la devise des femmes de la famille, elle se demande si l’une d’elle a déjà eu l’idée de la faire sculpter sur le fronton de sa maison. Sa tante lui tend l’album de cartes postales, « ne pense plus à cet imbécile, il ne sait pas ce qu’il perd, replonge toi dans ces vieilleries, je vois que ça te fait du bien. »

 


Chère Azéline,


Tu t’es fait des amies, je suis jalouse, elles sont avec toi, alors que je reste ici à t’attendre. Tu me dis que vous êtes allées dans les magasins, j’aimerais tant être à Rennes avec toi, tu as beaucoup de chance. Ici, rien de neuf, mon chat a eu ses petits, je t’en garderai un si tu veux.


Je t’embrasse,


Guillemette



Jeudi est enfin arrivé, et Germaine entraîne Azéline dans les rues de Rennes. Les jeunes filles passent devant les Halles Centrales, des odeurs de poisson s’échappent, Azie doit relever sa jupe pour ne pas mouiller le tissus, les trottoirs sont trempés, les poissonniers ont tout lavé à grande eau en fin de matinée. Germaine et Azéline parcourent les rues jusqu’à la Vilaine qu’elles traversent par la rue de Nemours. Elles arrivent dans les voies où se trouvent la plupart des magasins, autour de la Place Sainte Anne. Azéline n’a jamais vu autant de boutiques, on y vend des chapeaux, des robes, des manteaux, des dentelles, elle se demande qui peut bien acheter tout ça. Autour d’elle, des femmes élégantes se promènent, elles entrent et sortent des magasins, quelques unes portent des paquets. La jeune campagnarde se dit qu’elle a beaucoup de chance de pouvoir se mêler à cette foule, alors que son amie Guillemette se morfond au milieu des champs. Elle va lui écrire comme chaque semaine pour lui raconter ses aventures à la ville. Germaine aperçoit une bonneterie, elle entraîne son amie, « Viens par là, on va trouver ce qu’on veut ». La vendeuse vient au devant des deux jeunes filles, « Que puis-je faire pour vous Mesdemoiselles ? », « Nous voudrions des bas, et un porte jarretelles pour mon amie », Germaine prononce le mot « porte jarretelles » comme si elle allait acheter une baguette de pain. « Vous désirez des bas pour sortir ou pour tous les jours ? », la dame regarde Germaine et Azéline de la tête aux pieds pour voir si elle n’a pas affaire à des intrigantes qui vont le soir dans des lieux de perdition, Azéline est mortifiée. Germaine comme d’habitude, ne se laisse pas impressionner, « pour tous les jours, nous reviendrons une autre fois pour les autres », elle fait un clin  d’œil à Azie. La vendeuse prend un air pincé et ouvre des petits tiroirs en bois alignés  derrière le grand comptoir. Elle sort des bas de soie d’une finesse extrême, elle passe les doigts dans l’un des deux et montre aux deux filles le dos de sa main par transparence, « Ceux-ci sont très bien, ils sont chauds et on voit quand même la jambe au travers ».

Les bas sont magnifiques, « nous allons passer dans le salon derrière, il faut que je vois vos jambes, ajoute-t-elle à voix basse ». Azéline retrousse sa longue jupe et montre sa jambe jusqu’à mi-cuisse, « vous avez la jambe fine, ceux là devraient convenir ». Germaine se tient à côté de la vendeuse, elle regarde la jambe de son amie, et lui sourit, « tu vas être toute belle ma petite Azie ». Elles repartent avec une paire de bas chacune et un porte jarretelle pour Azéline, « si ma mère me voyait, elle me prendrait pour une fille de joie, je les laisserai à Rennes, je ne peux pas les ramener à la maison, c’est impossible ». Germaine est contente, « tu t’encanailles ! Viens on entre dans cette petite boutique, ils ont de la pacotille, j’ai envie de te faire un cadeau, tu ressembles à une enfant dans un magasin de bonbons. » Dans le magasin il y a des bijoux de toutes sortes, des colliers qui n’en finissent pas, des bracelets, des bagues, des boucles d’oreilles, mais aussi des rubans. Germaine repère des pendentifs sertis de fausses émeraudes, « regarde comme tu vas être belle avec ça, elles vont très bien avec tes yeux ». Elle place une boucle près de l’oreille de son amie pour voir l’effet  produit, « tu es très jolie mon Azie ». Azéline se sent belle, elle est tellement contente de connaître quelqu’un d’aussi gai que Germaine, on a l’impression qu’elle n’a peur de rien, qu’elle est à l’aise partout. Quand elle est seule la jeune campagnarde se sent gauche et déplacée dans ces rues où déambulent des femmes si élégantes.

Quand elles rentrent à l’Ecole Normale les autres filles se regroupent autour d’elles pour voir leurs achats. Les plus sérieuses sont restées à l’étude, mais Azéline ne regrette pas son escapade, elle a envie de vivre, elle a eu l’impression d’être entre parenthèses depuis tellement longtemps. Elle était la petite fille sage qui ne pose jamais de problèmes. Elle sort enfin de sa coquille, les pendentifs sont déjà sur ses oreilles, elle se regarde dans le miroir, contente de son effet.

 


Béryl aperçoit les mêmes pendentifs sur Azéline , « Tu vois je les porte toujours, en souvenir de tous ces bons moments, c’est le premier cadeau que Germaine m’ait fait, j’étais tellement heureuse, le monde était à nous. Tu dois me trouver un peu niaise, ajoute-t-elle en riant, mais je peux t’assurer que je l’étais en arrivant à Rennes. Je ne connaissais rien, j’étais comme un poussin qui sort de l’œuf, je me demande même comment Germaine a pu s’intéresser à moi, je l’amusais probablement. » « elles sont très belles tes boucles d’oreilles, elles te vont très bien » Une voix retentit derrière Béryl, « tu parles toute seule maintenant ? », Marie-Madeleine a l’air inquiète, elle surveille beaucoup sa nièce, elle a peur pour elle. « Je réfléchissais à voix haute », répond Béryl. « C’est curieux, j’ai presque eu l’impression d’entendre deux voix différentes », dit la tante d’un air soupçonneux. Azéline sourit, elle se tient juste devant Marie-Madeleine qui ne voit rien. 

 

Chapitre 8

Béryl se demande pourquoi elle peut voir et entendre Azéline, alors que Marie-Madeleine ne la voit pas. Par contre elle l’a entendue, pourrait-elle communiquer avec elle ? La jeune femme n’aimerait pas trop ça, Azéline fait partie de son jardin secret, d’ailleurs c’est à elle qu’elle a demandé de raconter son histoire, pas à quelqu’un d’autre. Elle aurait pu correspondre avec sa tante, elle n’en a jamais rien fait. L’album de cartes postales est très épais, la vie d’Azéline est riche. Béryl se demande si elle retranscrit les faits comme il le faudrait. Lorsqu’elle lit une des cartes, l’histoire et la vie de son amie lui arrivent à l’esprit instantanément. A partir de quelques mots, les personnages qu’elle a rencontrés et les lieux qu’elle a fréquentés apparaissent. On ne peut pas vraiment comparer ça à un film, plutôt à des souvenirs qui passeraient d’Azéline à Béryl.

 

Chère Azeline,

Tu devrais faire attention, cette Germaine a une mauvaise influence sur toi. Tu me parles de cabarets, ce ne sont pas des lieux pour une jeune fille convenable. En même temps, raconte moi ce que tu y vois, je suis curieuse.

Ici, il pleut, il fait froid et il ne se passe pas grand-chose.

Je t’embrasse,

Ton amie Guillemette

Ce soir, Germaine a annoncé à Azéline qu’elles  allaient « faire le mur », nous sommes mercredi et demain il n’y a pas d’école. Azéline ne sait pas comment elle compte s’y prendre, elle a dit qu’elle avait un plan, Azéline n’en doute pas, Germaine est pleine de ressources. Elle ose tout. Tous les après midis avant de partir en cours, elle prend cinq minutes pour fumer à la fenêtre du dortoir. Elle sort un long fume cigarette, et elle prend tout son temps pour savourer son Aldi. Elle se cache à peine, et on a l’impression qu’elle aimerait presque se faire pincer pour pouvoir dire à l’autorité, représentée par les pauvres Mesdames Menesguen et Quéré, tout ce qu’elle pense des interdits qui veulent la brider. Pour le moment elles sont dans la cantine. Les jeunes filles sont disposées en tables de huit, comme dans les chambres, elles n’ont pas le choix de leurs compagnes. Augustine et Antoinette savent que quelque chose se trame. Germaine ne leur a parlé de rien, elle les trouve trop timorées, ça fait rire Azéline, elle qui se trouve si bonasse. Il faudra tout de même bien dire quelque chose, elles vont se rendre compte que leurs camarades sont sorties. Germaine mange sa soupe comme si de rien était, on lui donnerait le Bon Dieu sans confession. Azéline est en ébullition, elle a l’impression qu’elle va commettre un acte terrible ! Après le repas, Germaine traîne devant son assiette, et s’arrange pour sortir la dernière, son amie l’observe, elle n’a aucune idée de la façon dont elles vont s’y prendre pour sortir sans attirer l’attention.  La jeune fille aux cheveux courts dit assez fort pour qu’on l’entende : « je vais aux toilettes avant de monter, tu viens Azie ? ». Azéline suit comme une petite fille. Arrivées devant les toilettes, Germaine prend la main de sa protégée et l’entraîne vers le fond de la cour, « j’ai repéré une fissure dans le mur, regarde, nous ne sommes pas grosses, on peut passer sans problème », « mais nous allons abîmer nos affaires ! », Azéline porte ses nouveaux bas de soie, et elle y tient comme à la prunelle de ses yeux. Les deux indisciplinées se glissent dans la fente et passe de l’autre côté du mur, il fait noir mais finalement ce n’est pas plus mal, personne ne peut les voir. Elles rejoignent la rue et les réverbères. « J’ai repéré un petit cabaret ou il y a de la musique, on va boire et danser mon Azie !! ». Elles marchent pendant une demie heure environ, elles croisent des gens qui marchent vite, ils rentrent chez eux après une journée de travail. Elles semblent être à contre courant, et c’est assez excitant. Le nombre des restaurants et des cafés augmentent au fur et à mesure qu’elles avancent. A l’approche de la rue où se trouve le cabaret, elles croisent de plus en plus de jeunes gens, « tu vois c’est là qu’il faut être quand on est jeunes, dit Germaine, la spécialiste, c’est là qu’on s’amuse ! ». Elle s’arrête devant une maison de pierre, qui a une double porte en bois, « regarde Azie, nous entrons en Enfer ! ». Azéline lève la tête et n’en croit pas ses yeux, la porte est en fait la bouche d’une tête horrible, elle est surmontée d’une rangée de dents encadrée par des canines énormes. Le haut de la porte forme les lèvres de cette bouche immense. Au dessus un gros nez et des  yeux monstrueux achèvent de dessiner le portrait de ce croque mitaine gigantesque. Les deux jeunes filles entrent en Enfer. La musique bat son plein, il y a des tables qui entourent une petite scène où il y a un piano, et un homme jouant de la guitare. Une femme habillée d’une tenue très voyante chante une chanson très entraînante :

 « A la Bastille
On aime bien
Nini Peau d'Chien :
Elle est si bonne et si gentille !
On aime bien
Nini Peau d'chien
A la Bastille.
 »

Les gens reprennent le refrain en cœur. Au fond de l’établissement, il y a un comptoir de bar où quelques personnes sont adossées un verre à la main. Les deux étudiantes s’installent à une table, Germaine commande deux  verres de vin blanc,  «  Allez  ça va nous réchauffer ». Le serveur amène les boissons, il porte un costume noir avec un gilet, une chemise blanche et un nœud papillon, deux petites cornes émergent de ses cheveux : « voilà pour les p’tites mamzelles ! » Azéline est complètement conquise, c’est un endroit incroyable pour la petite campagnarde qu’elle est, tous ces gens ont l’air sympathiques, joyeux ils chantent, ils boivent, ils rient. Ca la change de l’ambiance du café de Lannargan où il n’y a que des piliers de bar. La chanteuse a changé de refrain, elle raconte l’histoire d’une Tonkinoise :

« Je suis gobé d´une petite
C´est une Anna, c´est une Annana, une Annamite
Elle est vive, elle est charmante
C´est comme un z´oiseau qui chante
Je l´appelle ma p´tite bourgeoise
Ma Tonkiki, ma Tonkiki, ma Tonkinoise
Y en a d´autres qui m´font les doux yeux
Mais c´est elle que j´aime le mieux »

« Qu’est ce que c’est qu’une Tonkinoise ? » demande Azéline à Germaine. « Bah c’est en Chine ma belle ! » répond Germaine, « ça fait partie de l’Indochine, il va falloir que tu progresses en géographie si tu veux devenir maîtresse d’école ». Les murs sont tendus d’un tissu rouge, aux murs sont accrochés des tableaux représentants des scènes où on voit des personnages aux prises avec Belzebuth. Un jeune homme s’approche de la table des deux amies,  « Bonjour, je me présente Henri Marchand, je viens d’entendre votre conversation, vous voulez devenir maîtresse d’école ? » dit-il à Azéline, « je suis moi-même à l’école normale, et mon compagnon aussi, nous permettez-vous de nous assoir à votre table ? ». Sans attendre leur réponse, ils s’assoient. Il est petit, brun, avec des yeux très bleus et des taches de rousseur. « Mon ami s’appelle Jules, il est un peu timide. » Jules rougit, il est beaucoup plus grand qu’Henri, il a des cheveux roux dont la couleur jure avec le décor du café. Germaine prend la parole, « bonjour, veux-tu une cigarette Jules ? », Jules prend la cigarette, il a l’air aussi perdu qu’Azéline dans cet environnement surréaliste. « C’est un endroit rigolo ici, je pense que je vais m’y plaire, vous venez souvent ? » demande Germaine, « Dès que possible, répond Henri, ça fait du bien de décompresser, on travaille beaucoup, et avec ces bruits de guerre qu’on entend partout, on a envie d’en profiter tant qu’on peut encore le faire. » Azéline ne s’est pas encore inquiétée de ces rumeurs de guerre dont on entend parler un peu partout, elle était tellement préoccupée par son installation à Rennes, qu’elle ne s’est pas vraiment intéressée à l’actualité. Des jeunes garçons de son âge sont susceptibles de partir et elle voit l’inquiétude dans leurs yeux. Jules dit en regardant autour de lui comme si il se parlait à lui-même, « Guillaume II a déclaré que la guerre entre l’Allemagne et la France était inévitable ». Une dimension tragique vient d’entrer dans le cabaret, c’est ce moment que choisit la chanteuse pour annoncer : « Chanson triste d’Henry Duparc,

Dans ton cœur dort un clair de lune,

Un doux clair de lune d’été.

Et pour fuir la vie importune,

Je me noierai dans ta clarté,

J’oublierai mes douleurs passées,

Mon Amour,

Quand tu berceras mon triste cœur et mes pensées »

La suite de la soirée se passe dans les rires et les plaisanteries, les jeunes gens font connaissances et se promettent de se revoir souvent. Azéline et Germaine rentrent juste avant minuit, elles retrouvent le chemin vers la fissure dans le mur, elles traversent le parc sans faire de bruit, et montent par l’escalier de service dont Germaine a dérobé la clé de la porte d’entrée. Les autres filles sont endormies, elles se couchent toutes les deux sans faire de bruit. Azéline a le sentiment que la vie est courte et fragile, qu’il ne faut pas en gaspiller une minute. Elle a l’impression d’avoir dormi tellement longtemps, en laissant le sommeil l’envahir elle se dit qu’il est temps pour elle de s’éveiller à la vie.